Nils Froment
Le 9 Octobre 1997
French 637
Dr. Deborah Steinberger

Explication de texte:

L' Illusion comique de Pierre Corneille

Acte V, Scène 3 (vers 1433 à 1462).

Pierre Corneille publie en 1639 le texte de L' Illusion comique -- cet "étrange monstre" comme il se plaît à l' appeler. Dans cette pièce, Corneille se joue des genres: il mêle le réalisme à la féerie et le burlesque au pathétique par une mise en abyme très habile du théâtre dans le théâtre. Le résultat en est une création troublante et illusoire pour le spectateur qui reste perplexe quant au genre de la pièce: la frontière entre comédie et tragédie est difficile à cerner jusqu' à la sixième scène de l' Acte V au cours de laquelle Corneille finalement nous révèle sa supercherie. Le personnage de Clindor, par son inconstance et son instabilité, illustre très bien cet espace d' hésitation que Corneille veut créer chez le spectateur: Clindor est-il un héros ou un anti-héros ? Cette question est particulièrement pertinente pour le passage à étudier.

Dans les quatre premiers actes, Clindor est le serviteur du capitaine Matamore qui réside à Bordeaux. Clindor est chargé par son maître de courtiser Isabelle qui tombe amoureuse de lui au lieu de Matamore. Mais Isabelle est promise par son père Géronte au baron Adraste. Par amour et par défi, Clindor tue Adraste et se voit condamné à mort. Mais Isabelle et sa servante Lise le font s' évader de prison et prennent la fuite tous ensemble. Au cinquième acte, le spectateur retrouve le couple Isabelle--Clindor en Angleterre où ils résident sous la protection du prince Florilame. Isabelle vient de surprendre un rendez-vous amoureux entre Clindor et la femme de Florilame, Rosine. Isabelle se sent profondément trahie et exige des explications de la part de Clindor. La scène trois de l' acte cinq nous fait part de cette confrontation.

Clindor adopte un ton défensif dans sa réponse à Isabelle. Il est clair que, pris sur le fait, il ne sait comment se justifier aux yeux de sa femme. Les nombreuses négations des premiers vers sont très significatives de son désarroi. D' autre part, Clindor se sert dans sa réponse d' une rhétorique qui lui permet de retourner la situation à son profit: il se présente comme un amant distant et fait preuve de beaucoup de mauvaise foi. Sa réponse débute avec une interrogation générale sur le sens de l' amour, puis suit une courte démonstration qui s' achève par une série d' exclamations, comme pour se rendre plus convaincant aux yeux d' Isabelle. Ensuite, Clindor pose quatre questions à Isabelle sans attendre d' elle des réponses: son ton est probablement menaçant comme pour clore le débat. Finalement, il se lance dans une généralisation sur la nature des femmes qui lui permet d' éluder son affaire avec Rosine. On peut voir deux parties distinctes dans ce passage: le vers 1452 en marquerait les limites.

Clindor décrit Isabelle comme une victime de l' amour. Il se sert de l' image très classique de la "flamme" pour illustrer l' amour destructeur qui brûle l' âme et le coeur d' Isabelle. Il semble que Clindor donne à l' amour une certaine péjorativité et le conçoit comme un état de captivité. Il utilise un champ lexical très significatif:

"Que ne fait point l' amour quand il possède une âme ?" (vers 1434) L' amour est associé ici à l' idée d' une force démoniaque contre laquelle la raison, même, ne peut rien. Clindor continue dans ce registre: il parle du "pouvoir" de l' amour et se sert du verbe "attacher" pour illustrer la force de l' amour. Ainsi, Clindor fait référence à l' emprise aussi bien physique qu' intellectuelle qu' exerce l' amour sur Isabelle. Il mentionne implicitement la passivité qu' engendre l' amour chez Isabelle: "Et tu me suivais moins que tes propres désirs." (vers 1436) Clindor indique ici l' aliénation que représente l' amour pour tout individu: lorsque l' on aime quelqu' un, le désir de s' identifier à l' être aimé est plus fort que tout et souvent plus fort que soi-même. On voit les choses à travers les yeux de l' être aimé et non plus à travers les siens. On comprend facilement l' intérêt de Clindor à se servir de tels arguments comme piliers de son discours: il peut ainsi rejetter toutes responsabilités concernant la fuite d' Isabelle. Cette dernière était aveuglée par son amour et en quelque sorte victime de sa passion pour Clindor. S' il admet être l' objet du désir d' Isabelle, Clindor, en revanche, n' y prend aucune part: il ne mentionne pas dans ce passage ses sentiments à l' égard d' Isabelle. Au contraire, il se moque d' elle et de sa nostalgie du passé. Encore une fois, il la campe comme victime de l' amour puisqu' elle s' est enfuie pour lui en laissant derrière elle son père et sa fortune.

"Regrette maintenant ton père et tes richesses !
Fâche- toi de marcher à côté des princesses !
Retourne en ton pays, avecque tous tes biens,
Chercher un rang pareil à celui que tu tiens !" (vers 1445 au vers 1448)

Clindor, avec méchanceté et ironie, fait remarquer à Isabelle l' irréversibilité de sa situation: elle ne peut revenir en arrière ou on la tuerait pour trahison. Encore une fois, Clindor lui montre qu' elle est victime de son amour pour lui et qu' elle ne peut s' en prendre qu' à elle-même.

Clindor ne laisse percer dans ce passage aucun sentiment amoureux concernant Isabelle. Son discours est lâche et mesquin. Sa seule stratégie est de jouer l' hypocrite et l' indifférent face à la colère légitime d' Isabelle: il fait preuve de beaucoup d' égoïsme et d' égocentrisme dans ce passage. Dès les premiers vers, Clindor met l' accent sur sa propre personne. Il semble que Corneille ait volontairement utilisé beaucoup d' inversions pour montrer le caractère égoïste de Clindor. Les pronoms ou les adjectifs se rapportant à Clindor précèdent dans plusieurs vers ceux se rapportant à Isabelle.

"Son pouvoir à ma vue attachait tes plaisirs,
Et tu me suivais moins que tes propres désirs." (vers 1435 et 1436)

Clindor a donc tendance à donner priorité à ses sentiments et à sa personne avant de se soucier d' Isabelle. Cette attitude accentue la distance entre l' objet désiré -- Clindor -- et la source de ce désir -- Isabelle. Encore une fois, Clindor donne l' impression d' un amour à sens unique dont il est l' objet unique et vénéré. Il arrive à se détacher par les mots de l' amour que lui porte Isabelle et la laisse en quelque sorte, seule, face à elle-même et à son amour pour lui. Clindor, dans ce passage, incarne plusieurs traits du caractère de Matamore, son ancien maître. Mis à part son égocentrisme, Clindor se rapproche de Matamore par son besoin de se donner une certaine contenance virile et guerrière.

"Je n' eus, de mon côté, que l' épée en partage,
Et ta flamme, du tien, fut mon seul avantage:
Celle-là m' a fait grand en ces bords étrangers;
L' autre exposa ma tête en cent et cent dangers !" (vers 1441 au vers 1444)

Dans ces vers, Clindor oppose l' amour à la guerre -- plus précisément à la mort -- d' une façon assez classique. Il se sert des symboles du feu et de l' épée et l' opposition en est totale: le feu est insaisissable et brûlant alors que le métal est solide et froid. On peut noter que Clindor a recours a un symbole phallique pour affirmer aux yeux d' Isabelle sa virilité. Il choisit avec précaution le symbole de l' épée pour exclure Isabelle -- en tant que femme le métier de la guerre lui est défendu et inconnu. Le spectateur peut noter encore une fois l' attitude défensive de Clindor qui pour tenir tête à Isabelle doit exacerber sa masculinité. Le vers 1444 fait pourtant preuve de peu de bravoure et d' héroïsme: Clindor vante son propre courage et attire à nouveau l' attention sur lui-même. Son égocentrisme est très présent et le rend lâche aux yeux du spectateur: il devient en quelque sorte le anti-héros par excellence puisqu' il accorde à son propre sort plus -- ou du moins autant -- de valeur qu' à celui d' Isabelle.

De plus, Clindor se montre mesquin par un autre biais, celui de la mauvaise foi. En effet, tout au long de ce passage il en fait preuve à des degrés divers.

"J' étais lors peu de chose, oui, mais qu' il te souvienne
Que ta fuite égala ta fortune à la mienne,
Et que, pour t' enlever, c' était un faible appas
Que l' éclat de tes biens qui ne te suivaient pas !" (vers 1436 au vers 1440)

Clindor répond avec ironie à Isabelle qui lui rappellait précédemment son statut initial, celui de valet. Pour dissimuler son embarras et pour avoir quelque chose à retorquer, Clindor se doit de dissimuler la vérité afin de louer son propre courage. Le vers 1439 témoigne spécialement de sa mauvaise foi: il se décrit comme ayant enlevé Isabelle alors que c' est justement elle qui l' a enlevé de la prison où il attendait sagement la mort. La mégalomanie de Clindor est encore une fois très présente, tout autant que sa mesquinerie: il doit la vie à Isabelle et au lieu d' avoir pour elle une reconnaissance éternelle, Clindor lui regrette sa fortune. Il incarne encore une fois la figure du anti-héros par excellence. Sa mauvaise foi est évidente aussi du vers 1449 au vers 1451 lorsqu' il demande à Isabelle s' il l' a jamais maltraitée.

"As-tu reçu de moi ni froideurs, ni mépris ?" (vers 1451) Cette question est d' une très grande provocation et d' un profond mépris pour Isabelle quand l' on sait que cette dernière vient de surprendre Clindor en train de la tromper. Clindor fait preuve de beaucoup d' insolence et d' hypocrisie, ne cherche-t-il pas d' ailleurs à provoquer Isabelle ? La petite analyse qu' il entreprend de faire sur la nature des femmes semble assez provocatrice et l' on peut se demander si Clindor croit vraiment en ces arguments ou si il les propose pour tenter de banaliser l' adultère aux yeux d' Isabelle. Encore une fois, Clindor présente les femmes comme des êtres à part: il les aliène en les excluant du royaume des hommes. Les femmes possèdent "d' étranges esprits" et une "bizarre humeur" et Clindor semble lier leur "étrangeté" de caractère au fait qu' elles condamnent l' adultère. Clindor tente de retourner la situation à son avantage mais l' argument est assez faible et ne trompe que son auteur... Pour qualifier l' adultère, il utilise l' image suivante:

"Fait-il la moindre brèche à la foi conjugale
Il n' est point, à leur gré, de crime qui l' égale..." (vers 1457 et 1458)

L' adultère est donc, selon Clindor, une petite faute -- un détail presque -- que l' on pardonne aisément. "La foi conjugale" est symbolisée par la solidité et la stabilité d' un mur qui résiste aux adultères. Cette vision libertine du mariage n' est pas celle que Clindor adoptera à la scène suivante. On peut se demander si Clindor ne fait pas encore preuve de mauvaise foi car il parle plus par provocation que par conviction. Le vers 1458 oppose de façon implicite l' homme à la femme. Clindor insiste avec ironie sur "à leur gré" pour montrer l' intégrité des femmes qui ne tromperaient jamais leurs maris en retour par pur esprit de revanche. On peut noter aussi que, selon Clindor, l' adultère est présenté pour l' homme comme une "brèche", alors qu' il a la valeur de "crime", de "vol", de "perfidie" pour la femme. Cette succession d' éxagérations est encore une manière pour Clindor d' aliéner la femme -- puisqu' il se moque d' elle -- et de la montrer comme différente et trop sensible. Dans les deux derniers vers du passage, Clindor arrive à retourner complètement la situation à son avantage. Encore une fois, fort de son égocentrisme, il se compare implicitement au dernier Géant. Mais surtout, il se présente comme un martyr et comme une victime des Titans, c' est à dire des femmes trompées... Le renversement est total mais peu convaincant aux yeux d' Isabelle qui lui répondra par la raillerie.

Dans ce passage, Corneille joue avec le spectateur. Il présente Clindor sous un autre jour, non plus héroïque mais nombriliste. De même qu' il nous donne l' illusion d' une tragédie dans L' Illusion comique , Corneille tente de tromper le spectateur au cours de ce passage en lui présentant une double illusion: d' abord il veut faire croire à un amour trivial entre Clindor et Isabelle et d' autre part il souhaite créer un certain espace d' hésitation chez le spectateur qui ne sait plus que penser de Clindor, est-il un héros ou un anti-héros ? Dans la scène suivante, Clindor fait preuve de loyauté envers Isabelle puisqu' il renonce à Rosine: l' illusion n' est donc pas très longue pour le spectateur, mais efficace car elle joue avec la curiosité du spectateur et le tient en haleine.