Le Démon de la Perversité (Extrait)
Edgar Poe (Traduction de Charles Baudelaire)

Nous avons devant nous une tâche qu’il nous faut accomplir rapidement. Nous savons que tarder, c’est notre ruine. La plus important crise de notre vie réclame avec la voix impérative d’une trompette l’action et l’énergie immédiates. Nous brûlons, nous sommes consumés de l’impatience de nous mettre à l’ouvrage ; l’avant-goût d’un glorieux résultat met toute nôtre âme en feu. Il faut, il faut que cette besogne soit attaquée aujourd’hui, - et cependant nous la renvoyons à demain, - et pourquoi ? Il n’y a pas d’explication, si ce n’est que nous sentons que cela est pervers ; - servons-nous du mot sans comprendre le principe. Demain arrive, et en même temps une plus impatiente anxiété de faire notre devoir ; mais avec ce surcroît d’anxiété arrive aussi un désir ardent, anonyme de différer encore, - désir positivement terrible, parce que sa nature est impénétrable. Plus le temps fuit, plus ce désir gagne de force. Il n’y a plus qu’une heure pour l’action, cette heure est à nous. Nous tremblons par la violence du conflit qui s’agite en nous, - de la bataille entre le positif et l’indéfini, entre la substance et l’ombre. Mais si la lutte est venue à ce point, c’est l’ombre qui l’emporte, nous nous débattons en vain. L’horloge sonne, et c’est le glas de notre bonheur. C’est en même temps pour l’ombre qui nous a si longtemps terrorisés le chant réveille-matin, la diane du coq victorieuse des fantômes. Elle s’envole, - elle disparaît, nous sommes libres. La vieille énergie revient. Nous travaillerons maintenant. Hélas ! il est trop tard.
 

Retour à Passions