Ils dormaient certes
depuis longtemps déjà quand un coup de feu retentit, si fort,
qu'on l'aurait cru tiré contre les murs de la maison. Les soldats
se dressèrent aussitôt. Mais deux nouvelles détonations
éclatèrent, suivies de trois autres encore.
La porte du premier
s'ouvrit brusquement, et la forestière parut, nu-pieds, en chemise,
en jupon court, une chandelle à la main, l'air affolé. Elle
balbutia:
« V'là
les Français, ils sont au moins deux cents. S'ils vous trouvent
ici, ils vont brûler la maison. Descendez dans la cave bien vite,
et faites pas de bruit. Si vous faites du bruit, nous sommes perdus.»
Le sous-officier, effaré,
murmura:
« Che feux pien,
che feux pien. Par où faut-il tescendre? »
La jeune femme souleva
avec précaution la trappe étroite et carrée, et les
six hommes disparurent par le petit escalier tournant, s'enfonçant
dans le sol l'un après l'autre, à reculons, pour bien tâter
les marches du pied.
Mais quand la pointe
du dernier casque eut disparu, Berthine rabattant la lourde planche de
chêne, épaisse comme un mur, dure comme de l'acier, maintenue
par des charnières et une serrure de cachot, donna deux longs tours
de clef, puis elle se mit à rire, d'un rire muet et ravi, avec une
envie folle de danser sur la tête de ses prisonniers.
Ils ne faisaient
aucun bruit, enfermés là-dedans comme dans une boîte
solide, une boîte de pierre ne recevant que l'air d'un soupirail
garni de barres de fer.
Berthine aussitôt
ralluma son feu, remit dessus sa marmite, et refit de la soupe en murmurant:
« Le père
s'ra fatigué cette nuit. »
Puis elle s'assit et
attendit. Seul, le balancier sonore de l'horloge promenait dans le silence
son tic-tac régulier.
De temps en temps la
jeune femme jetait un regard sur le cadran, un regard impatient qui semblait
dire:
« Ça ne
va pas vite. »
Mais bientôt il
lui sembla qu'on murmurait sous ses pieds. Des paroles basses, confuses,
lui parvenaient à travers la voûte maçonnée
de la cave. Les Prussiens commençaient à deviner sa ruse,
et bientôt le sous-officier remonta le petit escalier et vint heurter
du poing la trappe. Il cria de nouveau:
« Oufrez. »
Elle se leva, s'approcha
et, imitant son accent:
« Qu'est-ce que
fous foulez ?
--Oufrez.
--Che n'oufre bas. »
L'homme se fâchait.
« Oufrez ou che
gasse la borte. »
Elle se mit à
rire:
« Casse, mon bonhomme,
casse, mon bonhomme. »
Et il commença
à frapper avec la crosse de son fusil contre la trappe de chêne,
fermée sur sa tête. Mais elle aurait résisté
à des coups de catapulte.
La forestière
l'entendit redescendre. Puis les soldats vinrent l'un après l'autre,
essayer leur force, et inspecter la fermeture. Mais, jugeant sans doute
leurs tentatives inutiles, ils redescendirent tous dans la cave et recommencèrent
à parler entre eux.
La jeune femme les écoutait,
puis elle alla ouvrir la porte du dehors et elle tendit l'oreille dans
la nuit.
Un aboiement lointain lui
parvint. Elle se mit à siffler comme aurait fait un chasseur, et,
presque aussitôt, deux énormes chiens surgirent dans l'ombre
et bondirent sur elle en gambadant. Elle les saisit par le cou et les maintint
pour les empêcher de courir. Puis elle cria de toute sa force:
« Ohé père?
»
Une voix répondit,
très éloignée encore:
« Ohé Berthine.
»
Elle attendit quelques
secondes, puis reprit:
« Ohé père.
»
La voix plus proche
répéta:
« Ohé Berthine.
»
La forestière
reprit:
« Passe pas devant
le soupirail. Y a des Prussiens dans la cave. »
Et brusquement la grande
silhouette de l'homme se dessina sur la gauche, arrêtée
entre deux troncs d'arbres. Il demanda, inquiet:
« Des Prussiens
dans la cave. Qué qui font? »
La jeune femme se mit
à rire:
« C'est ceux d'hier.
Ils s'étaient perdus dans la forêt, je les ai mis au frais
dans la cave. »
Et elle conta l'aventure, comment elle
les avait effrayés avec des coups de revolver et enfermés
dans le caveau.
Le vieux toujours grave
demanda:
« Qué que
tu veux que j'en fassions à c't'heure ? »
Elle répondit:
« Va quérir
M. Lavigne avec sa troupe. Il les fera prisonniers. C'est lui qui
sera content. »
Et le père Pichon
sourit:
« C'est vrai qu'i
sera content. »
Sa fille reprit:
« T'as de la soupe,
mange-la vite et pi repars. »
Le vieux garde s'attabla,
et se mit à manger la soupe après avoir posé par terre
deux assiettes pleines pour ses chiens.
Les Prussiens, entendant
parler, s'étaient tus.
L'Échasse repartit
un quart d'heure plus tard. Et Berthine, la tête dans ses mains,
attendit.
Les prisonniers recommençaient
à s'agiter. Ils criaient maintenant, appelaient, battaient sans
cesse de coups de crosse furieux la trappe inébranlable.
Puis ils se mirent à
tirer des coups de fusil par le soupirail, espérant sans doute être
entendus si quelque détachement allemand passait dans les environs.
La forestière
ne remuait plus; mais tout ce bruit l'énervait, l'irritait. Une
colère méchante s'éveillait en elle; elle eût
voulu les assassiner, les gueux, pour les faire taire.
Puis, son impatience
grandissant, elle se mit à regarder l'horloge, à compter
les minutes.
Le père était
parti depuis une heure et demie. Il avait atteint la ville maintenant.
Elle croyait le voir. Il racontait la chose à Lavigne, qui
pâlissait d'émotion et sonnait sa bonne pour avoir son uniforme
et ses armes. Elle entendait, lui semblait-il, le tambour courant par les
rues. Les têtes effarées apparaissaient aux fenêtres.
Les soldats-citoyens sortaient de leurs maisons, à peine vêtus,
essoufflés, bouclant leurs ceinturons, et partaient au pas gymnastique
vers la maison du commandant.
Puis la troupe, l'Échasse
en tête, se mettait en marche, dans la nuit, dans la neige, vers
la forêt.
Elle regardait l'horloge.
« Ils peuvent être ici dans une heure. »
Une impatience nerveuse
l'envahissait. Les minutes lui paraissaient interminables. Comme c'était
long!
Enfin, le temps qu'elle
avait fixé pour leur arrivée fut marqué par l'aiguille.
Et elle ouvrit de nouveau
la porte, pour les écouter venir. Elle aperçut une ombre
marchant avec précaution. Elle eut peur, poussa un cri. C'était
son père.
Il dit:
« Ils m'envoient
pour voir s'il n'y a rien de changé.
--Non, rien. »
Alors, il lança
à son tour, dans la nuit, un coup de sifflet strident et prolongé.
Et bientôt, on vit une chose brune qui s'en venait, sous les arbres,
lentement: l'avant-garde composée de dix hommes.
L'Échasse répétait
à tout instant:
« Passez pas devant
le soupirail. »
Et les premiers arrivés
montraient aux nouveaux venus le soupirail redouté.
Enfin le gros de la
troupe se montra, en tout deux cents hommes portant chacun deux cents cartouches.
M. Lavigne, agité,
frémissant, les disposa de façon à cerner de partout
la maison en laissant un large espace libre devant le petit trou noir,
au ras du sol, par où la cave prenait de l'air.
Puis il entra dans l'habitation
et s'informa de la force et de l'attitude de l'ennemi, devenu tellement
muet qu'on aurait pu le croire disparu, évanoui, envolé par
le soupirail.
M. Lavigne frappa du
pied la trappe et appela:
« Monsieur l'officier
prussien? »
L'Allemand ne répondit
pas.
Le commandant reprit:
« Monsieur l'officier
prussien? »
Ce fut en vain. Pendant
vingt minutes il somma cet officier silencieux de se rendre avec armes
et bagages, en lui promettant la vie sauve et les honneurs militaires pour
lui et ses soldats. Mais il n'obtint aucun signe de consentement ou d'hostilité.
La situation devenait difficile.
Les soldats-citoyens
battaient la semelle dans la neige, se frappaient les épaules à
grands coups de bras, comme font les cochers pour s'échauffer, et
ils regardaient le soupirail avec une envie grandissante et puérile
de passer devant.
Un d'eux, enfin, se
hasarda, un nommé Potdevin qui était très souple.
Il prit son élan et passa en courant comme un cerf. La tentative
réussit. Les prisonniers semblaient morts.
Une voix cria:
« Y a personne.
»
Et un autre soldat traversa
l'espace libre devant le trou dangereux. Alors ce fut un jeu. De minute
en minute, un homme se lançant, passait d'une troupe dans l'autre
comme font les enfants en jouant aux barres, et il lançait derrière
lui des éclaboussures de neige tant il agitait vivement les pieds.
On avait allumé, pour se chauffer, de grands feux de bois mort,
et ce profil courant du garde national apparaissait illuminé dans
un rapide voyage du camp de droite au camp de gauche.
Quelqu'un cria:
« A toi, Maloison
! »
Maloison était
un gros boulanger dont le ventre donnait à rire aux camarades.
Il hésitait.
On le blagua. Alors, prenant son parti il se mit en route, d'un petit pas
gymnastique régulier et essoufflé, qui secouait sa forte
bedaine.
Tout le détachement
riait aux larmes. On criait pour l'encourager:
« Bravo, bravo Maloison
! »
Il arrivait environ
aux deux tiers de son trajet quand une flamme longue, rapide et rouge jaillit
du soupirail. Une détonation retentit, et le vaste boulanger s'abattit
sur le nez avec un cri épouvantable.
Personne ne s'élança
pour le secourir. Alors on le vit se traîner à quatre pattes
dans la neige en gémissant, et, quand il fut sorti du terrible passage,
il s'évanouit.
Il avait une balle dans
le gras de la cuisse, tout en haut.
Après la première
surprise et la première épouvante, un nouveau rire s'éleva.
Mais le commandant Lavigne
apparut sur le seuil de la maison forestière. Il venait d'arrêter
son plan d'attaque. Il commanda d'une voix vibrante:
« Le zingueur Planchut
et ses ouvriers! »
Trois hommes s'approchèrent.
« Descelle les
gouttières de la maison. »
Et en un quart d'heure
on eut apporté au commandant vingt mètres de gouttières.
Alors il fit pratiquer,
avec mille précautions de prudence, un petit trou rond dans le bord
de la trappe, et, organisant un conduit d'eau de la pompe à cette
ouverture, il déclara d'un air enchanté:
« Nous allons
offrir à boire à messieurs les Allemands. »
Un hurrah frénétique
d'admiration éclata suivi de hurlements de joie et de rires éperdus.
Et le commandant organisa des pelotons de travail qui se relayeraient de
cinq minutes en cinq minutes.
Puis il commanda:
« Pompez. »
Et le volant de fer
ayant été mis en branle, un petit bruit glissa le long des
tuyaux et tomba bientôt dans la cave, de marche en marche, avec un
murmure de cascade, un murmure de rocher à poissons rouges.
On attendit.
Une heure s'écoula,
puis deux, puis trois.
Le commandant fiévreux
se promenait dans la cuisine, collant son oreille à terre de temps
en temps, cherchant à deviner ce que faisait l'ennemi, se demandant
s'il allait bientôt capituler.
Il s'agitait maintenant,
l'ennemi. On l'entendait remuer les barriques, parler, clapoter.
Puis, vers huit heures du matin, une voix
sortit du soupirail:
« Ché foulé
parlé à m'onsieur l'officier français. »
Lavigne répondit,
de la fenêtre, sans avancer trop la tête:
« Vous rendez-vous
?
--Che me rends.
--Alors, passez les
fusils dehors. »
Et on vit aussitôt
une arme sortir du trou et tomber dans la neige, puis, deux, trois,
toutes les armes. Et la même voix déclara:
« Che n'ai blus.
Tépêchez-fous. Ché suis noyé. »
Le commandant commanda:
« Cessez. »
Le volant de la pompe
retomba immobile.
Et, ayant empli la cuisine
de soldats qui attendaient, l'arme au pied, il souleva lentement la trappe
de chêne.
Quatre têtes apparurent,
trempées, quatre têtes blondes aux longs cheveux pâles,
et on vit sortir, l'un après l'autre, les six Allemands grelottants,
ruisselants, effarés.
Ils furent saisis et
garrottés. Puis, comme on craignait une surprise, on repartit tout
de suite, en deux convois, l'un conduisant les prisonniers et l'autre conduisant
Maloison sur un matelas posé sur des perches.
Ils rentrèrent
triomphalement dans Rethel.
M. Lavigne fut décoré
pour avoir capturé une avant-garde prussienne, et le gros boulanger
eut la médaille militaire pour blessure reçue devant l'ennemi.
arbrisseaux ["bushes"]. Employé comme un adjectif, fourré est utilisé pour les bonbons et les gâteaux ["stuffed with cream"]
du verbe étendre ["to spread out"]
outil ou instrument pour couper le bois ["axe"]
"while splitting a block of wood in two"
d'habitude, de petits toits en saillie pour garantir de la pluie ["canopies"]; mais employés ici dans le sens de volets ["shutters"]
un mercier est un homme qui vend des vêtements d'homme ou de petits objets pour réparer les vêtements
je suis le détachement de l'autre jour
l'échasse est
un oiseau qui a de très longues jambes; le mot est employé
ici comme un surnom ("the Stilt")
Remarquez la juxtaposition loup/Prussien, que la mère a déjà faite. Pourquoi Berthine aurait-elle tué un Prussien tout aussi bien qu'un loup?
Cherchez dans une encyclopédie ces deux célèbres rois de France, et expliquez la référence.
Les dragons sont des
soldats de la cavalerie. Le mot s'emploie aussi pour désigner une
femme qui aime crier, contrarier les autres.
Quelle est la différence entre cette phrase (Son homme avait été incorporé...) et la phrase Son homme avait incorporé...?
I.e., Quand le vieux s'en allait ainsi. Cette structure est très usité en français. On rappelle le nom (le vieux) ou pour renforcer le pronom (il), ou pour souligner l'idée de la personne qui fait l'action
Je n'ai pas répondu
parce que....
Comment est-ce que l'auteur
a représenté les Prussiens? Est-ce une description réaliste,une
description sarcastique, ou une description ironique? Notez que les Prussiens
sont les ennemis
.