Guy de Maupassant (1850-1893)

MADEMOISELLE PERLE (16 janvier 1886)

I

        QUELLE singulière * idée j'ai eue *, vraiment, ce soir-là, de choisir pour reine Mlle Perle.
        Je vais tous les ans faire les Rois * chez mon vieil ami * Chantal. Mon père, dont *  il était le plus intime camarade, m'y connduisit * quand j'étais enfant. J'ai continué, et je continuerai sans doute tant que je vivrai, et tant qu'il y aura un Chantal en ce monde.
        Les Chantal, d'ailleurs, ont une existence singulière *; ils vivent à Paris comme s'ils habitaient Grasse, Yvetot ou Pont-à-Mousson.
        Ils possèdent, auprès de l'Observatoire *, une maison dans un petit jardin. Ils sont chez eux, là, comme en province. De Paris, du vrai Paris, ils ne connaissent rien, ils ne soupçonnent rien *; ils sont si loin! si loin! Parfois, cependant, ils y font un voyage, un long voyage. Mme Chantal va aux grandes provisions, comme on dit dans la famille. Voici comment on va aux grandes provisions.
       Mlle Perle, qui a les clefs des armoires de cuisine (car les armoires au linge sont administrées par la martresse elle-même), Mlle Perle prévient * que le sucre touche à sa fin, que les conserves sont épuisées *, qu'il ne reste plus grand'chose au fond du sac à café.
     Ainsi mise en garde contre la famine *, Mme Chantal passe l'inspection * des restes, en prenant des notes sur un calepin. Puis, quand elle a inscrit beaucoup de chiffres, elle se livre d'abord à de longs calculs et ensuite à de longues discussions avec Mlle Perle. On finit cependant par se mettre d'accord et par fixer les quantités de chaque chose dont on se pourvoira pour trois mois: sucre, riz, pruneaux, café, confitures, boîtes de petits pois, de haricots, de homard, poissons salés ou fumés, etc., etc.
     Après quoi, on arrête le jour des achats et on s'en va, en fiacre, dans un fiacre à galerie *, chez un épicier considérable * qui habite au delà des ponts *, dans les quartiers neufs.
     Mme Chantal et Mlle Perle font ce voyage ensemble, mystérieusement, et reviennent à l'heure du dîner, exténuées *, bien qu'émues * encore, et cahotées dans le coupé *, dont le toit est couvert * de paquets et de sacs, comme une voiture de déménagement *.
     Pour les Chantal, toute la partie de Paris située de l'autre côté de la Seine constitue les quartiers neufs, quartiers habités par une population singulière *, bruyante, peu honorable, qui passe les jours en dissipations *, les nuits en fêtes, et qui jette l'argent par les fenêtres. De temps en temps cependant, on mène les jeunes filles au théâtre, à l'Opéra-Comique ou au Français *, quand la pièce est recommandée par le journal que lit M. Chantal.
     Les jeunes filles * ont aujourd'hui dix-neuf et dix-sept ans; ce sont deux belles filles, grandes et fraîches, très bien élevées, trop bien élevées *, si bien élevées qu'elles passent inaperçues comme deux jolies poupées. Jamais l'idée ne me viendrait de faire attention ou de faire la cour aux demoiselles Chantal; c'est à peine si on ose leur parler, tant on les sent immaculées *; on a presque peur d'être inconvenant * en les saluant *.
     Quant au père *, c'est un charmant homme, très instruit, très ouvert, très cordial, mais qui aime avant tout le repos, le calme, la tranquillité, et qui a fortement contribué à momifier ainsi sa famille pour vivre à son gré *, dans une stagnante immobilité. Il lit beaucoup, cause * volontiers, et s'attendrit * facilement. L'absence de contacts, de coudoiements * et de heurts a rendu très sensible * et délicat son épiderme, son épiderme moral. La moindre chose l'émeut *, l'agite et le * fait souffrir.
     Les Chantal ont des relations cependant, mais des relations restreintes, choisies avec soin dans le voisinage. Ils échangent aussi deux ou trois visites par an avec des parents * qui habitent au loin.
     Quant à moi, je vais dîner chez eux le 15 Août * et le jour des Rois. Cela fait partie de mes devoirs comme la communion de Pâques * pour les catholiques.
     Le 15 Août, on invite quelques amis, mais aux Rois, je suis le seul convive * étranger.
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II

     Donc, cette année, comme les autres années,  j'ai été dîner chez les Chantal pour fêter
l'Épiphanie.
     Selon la coutume, j'embrassai M. Chantal, Mme Chantal et Mlle Perle, et je fis * un grand salut à Mlles Louise et Pauline. On m'interrogea sur mille choses, sur les événements du boulevard, sur la politique, sur ce qu'on pensait dans le public des affaires du Tonkin *, et sur nos représentants. Mme Chantal, une grosse dame, dont toutes les idées me font l'effet d'être carrées à la facon des pierres de taille, avait coutume d'émettre cette phrase comme conclusion à toute discussion politique: « Tout cela est de la mauvaise graine pour plus tard.» Pourquoi me suis-je toujours imaginé que les idées de Mme Chantal sont carrées? Je n'en sais rien; mais tout ce qu'elle dit prend cette forme dans mon esprit: un carré, un gros carré avec quatre angles symétriques. Il y a d'autres personnes dont les idées me semblent toujours rondes et roulantes comme des cerccaux. Dès qu'elles ont commencé une phrase sur quelque chose, ça roule, ça va, ça sort par dix, vingt, cinquante idées rondes, des grandes et des petites que je vois courir l'une derrière l'autre, jusqu'au bout de l'horizon. D'autres personnes aussi ont des idées pointues... Enfin, cela importe peu.
     On se mit à table comme toujours, et le dîner s'acheva sans qu'on eût dit rien à retenir.
     Au dessert, on apporta le gâteau des Rois. 


Questions de compréhension
 
 Questions 1-5
 
 Questions 6-9


Vocabulaire
 

"singulière" - veut dire unique, extraordinaire, individuelle, curieuse, bizarre, rare, distincte.  Ici, unique.

"singulière"  - basé sur la définition que vous avez déjà lue, ici le mot veut dire:
 a.  curieuse   b. extraordinaire  c. rare
 
"ils ne soupçonnent rien" - ici, ne connaissent rien, n'ont aucune idée (L'infinitif est soupçonner)
 
"Mlle Perle prévient..." - du verbe "prévenir" qui veut dire "avertir" "signaler quelqu'un d'un danger"

"épuisées" - tout à fait consommées, usées jusqu'au bout
 
"un fiacre à galerie"  une sorte de voiture ou carosse avec un toit sur lequel on peut mettre des bagages, des paquets, etc.

"un épicier considérable" - un grand épicier important
 
"extenuées" - très fatiguées

"émues" - qui manifestent de l'émotion

"cahotées dans le coupé" - cahotées = secouées (jostled)
 
"une voiture de démenagement" - une voiture qui apporte les biens (meubles, bagages, etc.) quand on change de résidence
 
"singulière" - voici cet adjectif encore une fois!

"dissipations" - folles dépenses d'argent
 
"incovenant" - indécent

"en les saluant" - en leur disant bonjour
 
"à son gré" - selon son goût, comme il veut

"cause" - (verbe "causer") parler, bavarder

"s'attendrit" - (verbe "s'attendrir") devenir tendre et émotif

"coudoiements" et "heurts" - contacts (physiques)

"sensible" - délicat, émotionnel

"l'émeut" - le rend émotionnel (cf. ému, émotion)
 
"des parents" - de la famille, des cousins peut-être
 
"convive" - invité
 
  


Culture
 

"faire les Rois" - on fête l'Épiphanie le 6 janvier pour rappeler la manifestation du Christ aux mages (aux trois rois).  Ces trois rois sont venus faire hommage au Christ à sa naissance.

"l'Observatoire" - bâtiment à Paris où l'on observe des phénomènes
célestes et atmosphériques.  Le siège du Bureau international de l'heure.
 

Graphic (plan de Paris)

à l'Opéra-Comique/au Français - deux théatres parisiens

Ces visites se font le jour de deux fêtes chétiennes: l'Epiphanie (le 6 janvier) et l'Assomption (l'élévation au ciel) de la Sainte Vierge Marie (la mère du Christ) (le 15 août). En plus, ces visites ont pour le narrateur un caractère habituel et important, et comme un devoir religieux.

"la communion des Pâques" - la fête des Pâques rappelle la réssurection du Christ.  Pour les Catholiques, il faut aller à l'église et recevoir la communion au moins une fois par an, aux Pâques.
 
"Tonkin" - région au nord de l'ancienne Indochine Française (maintenant le Viet-nam).  La France sous Napoléon III y a établi un protectorat au 19e siécle.
 
  


Grammaire/Structure

"mon vieil ami" - "vieil" est une forme spéciale de l'adjectif "vieux" utilisée devant un nom masculin qui commence par un son voyelle.  D'autres adjectifs qui ont des formes semblables sont:
  beau - un bel arbre
  nouveau - un nouvel appartement
 
 


Littérature

Lisez la description des jeunes filles Chantal.  Que pensez-vous que le narrateur essaie de dire d'elles?  Les trouve-t-il intéressantes?  uniques?  ou les trouve-t-il ennuyeuses et sans personnalité?
 
Lisez la description du père.  "Quant au père..." jusqu'à "souffrir".  À quel état physique pensez-vous quand vous lisez cette description?  Notez les mots qui influencent votre réponse.