DISCOURS XI,
Tiré des chapitres 9 et 10 de l'Ecclésiaste.
Différents caractères du sage et de l'insensé. Différences de leur sort dans ce monde.




Tant que nous habitons ce terrestre séjour,
Nul ne sait s'il est digne ou de haine ou d'amour.
L'avenir peut lui seul dévoiler ce mystère.
L'homme juste en son cœur craint autant qu'il espère.
Cependant ici bas la fraude et l'équité,
Le vice et la vertu, la foi, l'impiété,
Dans les biens et les maux ont un égal partage:
L'un sur l'autre en ce monde, ils n'ont point d'avantage,
Et l'homme en a conclu dans son aveuglement,
Qu'il n'est après la mort ni prix ni châtiment.
Il perd ainsi le fruit de la plus longue vie.
Vainement voudrait-il, quand sa course est finie,
Rappeler des conseils rejetés si souvent ;
Le lion mort vaut moins que le ciron vivant.
C'est au milieu de l'âge et dans sa force entière
Que tu dois, ô mortel, prévoir ta fin dernière.
Ceux qui l'ont méditée, à mourir toujours prêts,
N'attachent point leur âme à de vains intérêts ;
Ils savent que l'envie et l'amour et la haine,
Frivoles attributs de l'inconstance humaine,
Ne les troubleront pas dans l'oubli ténébreux,
Qu'ils mourront pour le siècle et le siècle pour eux.

   Goûtez donc sans remords une sainte allégresse,
Amis de la justice, enfants de la sagesse ;
Vos œuvres, vos vertus sont chères au Seigneur,
Et pour vous sur la terre il est quelque bonheur.
Que ce bonheur est pur dans sa courte durée.
Si d'une tendre épouse à ses devoirs livrés,
Vous éprouvez les soins, l'amour officieux !
Loin des humains pervers et sous l'appui des cieux,
De votre exil ensemble achevez la carrière,
Et mourez dans ses bras, ou fermez sa paupière.

   Mais nous voulons des biens, des plaisirs, des honneurs.
Où les trouverons-nous, ces biens faux et trompeurs ?
Est-ce à la cour des Rois, au sein des injustices ?
Dans ces lieux pleins d'ennui, que j'ai vu de caprices !
Le serviteur fidèle est chassé des emplois ;
Le magistrat vénal tient le sceptre des lois ;
Le lâche a remporté le prix de la vaillance ;
L'esclave est couronné, son maître est dans les fers :
La faveur donne tout, fait tout dans l'univers.
Des voisins ont troublé la paix d'une province,
Dans de faibles remparts ils assiègent le prince,
On n'entend que des pleurs, des cris tumultueux ;
Un citoyen sans nom, pauvre, mais vertueux,
Ranime les soldats, les mène à la victoire ;
Le Roi sort triomphant, les grands en ont la gloire,
Et celui dont la main le couvrit de lauriers,
Rentre sans récompense en ses obscurs foyers.

   Sans doute la sagesse et les vertus suprêmes
Devraient être l'appui, l'honneur des diadèmes ;
Elles servent l'état, mais le vice les craint :
Un seul de leurs regards l'étonne ou le contraint.
Dans les conseils publics leurs voix sont étouffées.
Fuyez des factions par la haine échauffées.
Filles du ciel, cherchez le silence et la paix.
Il reste encore des cœurs dignes de vos bienfaits.
Heureuse la retraite où librement captive
Notre âme à vos leçons est sans cesse attentive !
Souvent une imprudence est funeste à l'honneur :
Le frelon dans un vase en corrompt la liqueur.
Toujours l'insensé marche au bord des précipices.
Le sage est circonspect, il déplore nos vices,
Mais sans fiel, sans aigreur, sans nuire au vicieux,
Il ne met point le glaive aux mains du furieux ;
Il fuit ce médisant dont la haine timide
Ne lance qu'en secret son aiguillon perfide :
Reptile venimeux qui s'approche sans bruit,
Mord sans qu'on l'aperçoive et sous l'herbe s'enfuit.

   Tout esprit déréglé que son caprice entraîne,
De la société rompt l'accord et la chaîne.
S'il est dans les emplois, s'il régit des états,
Les abus, les excès, les maux suivent ses pas.
Malheur, malheur à toi, terre où parmi les brigues
Règnent des Rois enfants sous des tuteurs prodigues !
Mais que ton sort est doux, peuple, qui n'es soumis
Qu'à des maîtres puissants, craints de leurs ennemis,
Et qui, sortis d'aïeux qu'adoraient leurs provinces,
Joignent au plus beau sang les vertus des bons princes !
Modérés sans faiblesse, absolus sans rigueur,
Ils conservent l'empire en sa pleine vigueur.
C'est un vaste édifice en bute à la tempête,
Dont les ans détruiraient et les murs et le faîte,
Si des soins vigilants et d'utiles travaux
Ne réparaient l'outrage et des vents et des eaux.

   Quand du monarque enfin le crime ou l'imprudence
Des peuples abusés trahiraient l'espérance,
Sujet respectueux, je souffre et je me tais ;
Le sage plaint son maître et n'en médit jamais.
Crains d'ailleurs, toi qu'emporte une humeur indiscrète,
Des surveillants cachés jusques dans ta retraite.
L'esclave qui te sert est un traître vendu.
S'il t'échappe un seul mot, ton secret est perdu :
Les voûtes ont des yeux, les murs ont des oreilles,
Ton souffle est écouté, même quand tu sommeilles,
Et ce rapide oiseau qui se perd dans les cieux,
Enlève ta parole et la sème en tous lieux.