DISCOURS VIII,
Tiré du 3ème et du 4ème chapitre de l'Ecclésiaste.
Vicissitude et changements dans les travaux des hommes ; systèmes des philosophes, raisonnements des impies ; prospérité des méchants ; talents des artistes, richesses, liens du sang et de l'amitié, puissance souveraine, tout cela n'est que vanité.



Dieu nous donna la vie et Dieu l'a mesurée.
Toute chose a son temps, ses bornes, sa durée.
Nous changeons d'intérêts, de passions, de soins :
Chaque âge a ses plaisirs, chaque jour ses besoins.
L'un naît et l'autre meurt : le deuil suit l'allégresse.
L'homme est plein tour à tour de force et de faiblesse,
Le sort de ses travaux est toujours incertain ;
Ce qu'il plante aujourd'hui s'arrachera demain :
Tel construit des remparts, tel autre les renverse :
Celui-ci cache l'or, celui-là le disperse :
Souvent il faut parler, souvent le discours nuit :
Le plus ardent amour par la haine est détruit.
La guerre rompt la paix, la paix finit la guerre :
Tels sont les changements et les jeux de la terre.
Et l'homme y cherche encore sa gloire et ses plaisirs !
Mais il porte plus loin l'abus de ses loisirs ;
Son orgueil les emploie à percer les limites
Qu'à notre entendement la nature a prescrites.
D'une trop faible audace essor infortuné !
Quel fruit espère-t-il d'un travail obstiné ?
Des effets, qu'il voit mal, il cherche en vain la cause ;
De ses propres secrets l'éternel seul dispose.
Il nous les a cachés lorsqu'il créa le temps ;
Il nous les cachera jusqu'aux derniers ans ;
Et tandis que nos jours s'écoulent comme l'onde,
Aux cris du philosophe il a livré le monde.

   J'ai connu toutefois, parmi tant de clameurs,
Que la vérité règne au milieu des erreurs,
Que les œuvres de Dieu ne cessent, ni ne changent,
Que nos faibles efforts jamais ne les dérangent,
Et que l'être puissant qui forma l'univers
Tonne au fond de nos cœurs bien plus que dans les airs.
J'ai vu que si ce Dieu toujours bon, toujours juste,
Imprima sur nos fronts sa ressemblance auguste,
Et d'un souffle divin voulut nous ennoblir,
Pour humilier l'homme il semble l'avilir,
Il semble lui crier, l'avertir à toute heure,
Qu'il faut, comme la bête, et qu'il souffre et qu'il meure,
Que le même air pénètre et rafraîchît leurs corps,
En altère, en suspend, en brise les ressorts,
Que tous ces corps enfin, de semblable matière,
De la poudre tirée, rentrent dans la poussière,
Et qu'ainsi parvenus à leur moment fatal,
L'homme et le quadrupède ont un partage égal.

   Et qui sait, dira-t-on, quand la mort nous immole,
De sa prison de chair l'âme alors s'envole,
Si l'esprit de la brute en d'autres lieux s'enfuit,
Ou dans son corps fragile avec elle est détruit ?
Nous l'ignorons sans doute et cette incertitude
Fait de nos tristes jours le tourment le plus rude.
Tout meurt pour nous : nul art, nul secret, nul effort
Ne révèle aux humains ce qui suivra leur mort :
Jouissons du présent, jouissons de nous-mêmes.
Jouissez et la mort résoudra ces problèmes ;
O sages, qui pensez, qui vivez au hasard,
Elle ouvrira son livre et vous lirez trop tard.
Vous lirez vos erreurs, vos succès et vos crimes.

   Quel désordre de moeurs !  Que de noires maximes !
L'impiété triomphe avec un front d'airain.
Trahi, calomnié, l'innocent pleure en vain ;
Il attend, faible espoir dans ce tumulte étrange,
Que l'amitié le serve, ou que la loi le venge.
Tout est sourd à sa voix, tout est muet pour lui ;
Et nul ne le console en son mortel ennui.

   Trop heureux, ai-je dit, ceux qu'une mort précoce
A déjà garantis de ce spectacle atroce ;
Mais plus heureux cent fois ceux que le cours des ans
N'appelle point encore au nombre des vivants,
Et qui ne verront pas le trop brillant salaire
Qu'obtiennent tant d'horreurs que le soleil éclaire.

   Pour vous, amis des arts, êtres infortunés,
Je vois à quels travaux vous êtes condamnés ;
J'en vois avec douleur et l'objet et le terme.
Des plus rares talents possédez-vous le germe ?
S'est-il développé dans des fruits précieux,
De votre heureux génie enfants industrieux ?
L'envie aussitôt siffle et c'est un cri de guerre
Qui ne peut s'étouffer qu'à grands coups de tonnerre.

   O vanité des arts ! ô succès trop douteux !
Tel cherche à déprimer des rivaux généreux,
Qui ne méritera par ses divers ouvrages,
Que l'estime des fous et le mépris des sages.
Le paresseux alors s'écrie : ô temps perdu !
Que de bruit pour un bien si chèrement vendu !
Le peu que j'ai, du moins en paix je le consomme.
L'homme est donc le censeur ou l'ennemi de l'homme :
Lui qui de ses pareils, s'il suivait la raison,
Serait le défenseur, l'ami, le compagnon.

   Pour qui travaille-t-il cet homme insatiable,
De la société membre peu sociable ?
Sans frère et sans enfants, il n'a point d'héritier,
Et dévore en son cœur les biens du monde entier :
Isolé sur la terre et pauvre en sa richesse.
Malheur à l'homme seul, malheur à sa faiblesse.
S'il tombe, dans sa chute il n'est point secouru :
Tout l'éclat de son or a bientôt disparu :
L'ami soutient l'ami, le frère aide le frère ;
Leur accord les défend de la haine étrangère :
Par le sang et l'honneur toujours unis entr'eux,
Quiconque en offense un, les offense tous deux.
C'est un triple lien, c'est une douce chaîne
Que les plus fortes mains ne rompraient qu'avec peine.

   Mais la concorde est rare autant que le bonheur.
Accoutumons notre âme à ce monde trompeur.
Partout nous essuyons des rigueurs, des caprices.
Le trône a des dégoûts, les Rois ont leurs supplices.
J'aime mieux un enfant sage et doux en ses mœurs,
Qu'un roi superbe et vieux dont je crains les fureurs,
Qu'un roi qui ne prévoit ni discordes publiques,
Ni combats étrangers, ni périls domestiques.
Tel au sceptre parvint qui naquit dans les fers ;
Tel roi né dans la gloire est mort dans les revers.
J'ai vu des courtisans l'attachement volage ;
La vieillesse du maître écarte leur hommage.
Son héritier paraît, c'est l'astre de la cour.
Il règne ; un autre vient qui l'éclipse à son tour :
Le peuple accourt, l'adore et de son joug se lasse.
Un long règne est souvent une longue disgrâce,
Et c'est pour ce pouvoir, pour ce suprême rang,
Que nous couvrons la terre et de flamme et de sang ;
C'est pour les conquérir, les céder, les reprendre,
Qu'un prince ambitieux réduit les murs en cendre,
Qu'il détruit ses voisins, ses sujets et les lois !
O vanité du trône ! O misère des rois !