DISCOURS IV,

Tiré des chapitres 27, 28, et 31.
Vie laborieuse et champêtre, agriculture, économie. Eloge de la femme forte.



HEUREUX qui de ses mains cultive les sillons (1)
Où son champêtre aïeul planta ses pavillons,
Qui demande à la terre un tribut légitime,
Pour nourrir les mortels l'épuise et la ranime,
Et par l'utile effort d'un soin toujours nouveau,
En devient l'économe et non pas le fardeau.
Digne que la nature équitable et féconde
A tant d'activité par ses bienfaits réponde,
Tantôt dans ses guérets, tantôt dans son bercail,
Il rend hommage au ciel des fruits de son travail.

   C'est ainsi qu'il remplit la loi de sa naissance ;
Tandis que de ce riche au sein de l'opulence,
Les sens dans le repos sont presque anéantis.
Par le sommeil du cœur ses yeux appesantis, (2)
N'ont pour les biens réels, pour le bonheur solide
Qu'une vue incertaine et qu'un regard stupide.
De palais en palais mollement transporté,
Du pauvre en vain suivi, de flatteurs escortés,
Il ignore les soins, la peine et l'industrie ;
Et sa main qui jamais ne servit la patrie,
Laisse écouler son or par cent canaux ouverts,
Dans l'abîme du luxe et des plaisirs pervers :
Cet or, dont il pourrait finir tant de misères,
Soulager les besoins et les maux de ses frères :
Cet or, fléau du monde et de l'humanité,
Quand il ne sert qu'au faste et qu'à la volupté.

   De ces biens corrompus rejette au loin l'usage,
Mon fils, je t'offre ici les seuls trésors du sage,
Les seuls dont la beauté mérite nos regards ;
Dans les bois, dans les champs ces trésors sont épars ;
Il germent sous nos pieds, nos mains les font éclore :
Il ne leur faut souvent qu'un beau jour, qu'une aurore,
Qu'un ciel pur ou rempli de fécondes vapeurs,
Qu'une douce rosée, ou de vives chaleurs.
Des épis verdoyants, des moissons qui jaunissent,
Des arbres entourés d'eaux qui les rafraîchissent,
Des coteaux qu'embellit la pourpre des raisins,
Des vergers, des hameaux l'un de l'autre voisins,
Des enclos possédés sans crime et sans querelle,
Des foyers pleins de joie, une paix éternelle :
Tel est l'asile unique où la main du Seigneur
A fixé la vertu, la concorde et l'honneur.

   Que ce spectacle est riche et qu'il a droit de plaire
A tout cœur dégagé d'un intérêt vulgaire !
Tourne vers ces objets et tes vœux et tes soins ;
Ils suffiront, mon fils, à tes divers besoins.
La nature t'appelle et t'ouvre son école ;
Dans ses productions consulte sa parole,
Consulte-la toujours et songe que sa voix
Est le conseil de l'homme et la mère des lois.

   Apprends de cette mère, apprends, enfant docile,
A mériter ses dons par un service utile.
Du mortel qui les cherche ils suivent les désirs.
Le paresseux languit dans ses honteux loisirs ;
J'ai vu sa vigne inculte (3) et ses champs pleins d'épines ;
Leur enceinte croulait et tombait en ruines ; (4)
Brûlés par les chaleurs, transis par les frimas,
Ses enfants presque nues se traînent sur ses pas.
Sous ses toits délabrés où la faim le tourmente,
Sa misère s'accroît et sa paresse augmente.
Son état m'a touché, ses fautes m'ont instruit. (5)

   Et toi, de mes leçons qui recueilles le fruit,
Laborieux mortel, sers d'exemple à ses frères ;
Pour labourer ton champ, prends le soc de tes pères.
Spectateur assidu de la terre et des cieux,
Pénètre les secrets qu'ils cachent à tes yeux.
Observe le retour, le déclin de l'année,
Le cercle où du soleil la course est enchaînée,
L'inconstance des vents, les temps et les saisons,
Et leur vicissitude et leur combinaisons,
L'influence de l'air et le pouvoir de l'onde ;
De ce livre animé que l'étude est féconde !
Il est toujours ouvert pour le cultivateur :
Il sert au philosophe autant qu'au laboureur.
Tout homme eut le travail et la terre en partage.
Il n'est rien d'infertile, il n'est rien de sauvage ;
Si tu sais avec art ménager les terrains ;
Ici fleurit la vigne et là germent les grains.
Ce terroir produira des plantes salutaires ;
Cet espace est marqué pour des bois solitaires ;
De ces prés où tes mains ont creusé des canaux,
Déjà l'herbage est mûr et n'attend que la faux (6)
Ainsi donc tous les biens qu'enfante la nature,
Seront en divers temps le prix de ta culture.

   Des fleuves, des ruisseaux que les bords soient peuplés
De troupeaux différents toujours renouvelés.
Qu'ils connaissent ta voix, le son de ta musette ;
Des paisibles sujets conduits par sa houlette,
Tout pasteur vigilant sait le nombre et les noms. (7)
Content de leur amour, satisfait de leurs dons,
Sur ce peuple soumis tu régneras sans armes ;
Ses innocents tributs ne coûtent point de larmes :
C'est du lait, des toisons, richesse des pasteurs, (8)
Et dont l'abus jamais ne corrompit les mœurs.

   Possède-là, mon fils et dans sa jouissance
De ton cœur vertueux affermis l'innocence.
Mais un bien doit encore exciter tes désirs,
Un bien qui met le comble au bonheur, aux plaisirs,
Un bien si précieux que ton auteur suprême,
Pour le rendre plus doux l'a tiré de toi-même :
Une compagne enfin, qui, digne de ton choix,
D'une épouse fidèle exerce tous les droits,
Et qui t'offre sans cesse, en retour de ta flamme,
Moins les attraits du corps que les beautés de l'âme. (9)

   Confie à son amour tes dociles enfants ;
Qu'elle règne aux foyers comme toi dans les champs.
C'est là que sa prudence accroît ton héritage,
Entre tes serviteurs qu'elle seule partage
Les fuseaux, la navette et les divers emplois
Qu'au sein de ta famille établiront ses lois.
Quand des feux du matin l'univers se colore, (10)
Son visage aussi pur, aussi frais que l'aurore
Ecarte le sommeil, bannit l'oisiveté,
Ranime le travail que soutient sa gaîté. (11)
Les arts à ses leçons avec zèle obéissent ;
Par ses mains cultivées (12) tous les arts l'enrichissent ;
Vainqueur de la tempête, un vaisseau chargé d'or, (13)
Du maître qui l'attend remplit moins le trésor.
La rigueur des hivers (14), ni la disette affreuse
Ne pénètrent jamais dans sa retraite heureuse ;
De l'orphelin, du pauvre (15), en leur calamité,
Elle calme la faim, couvre la nudité.
L'indigence en ce lieu n'est jamais importune ;
C'est un asile ouvert aux cris de l'infortune :
Un séjour où chacun goûte et voit sans ennui
Sa félicité propre et le bonheur d'autrui.

   Et tels sont les travaux, les succès d'une femme
Qu'un zèle bienfaisant éclaire, instruit, enflamme.
O des faveurs du ciel rare et modeste emploi !
Femme forte, quel homme est comparable à toi !
Quel homme accomplit mieux le précepte suprême
De chérir les humains à l'égal de soi-même !
Femme heureuse ! ses jours, au monde précieux,
Sont loués sur la terre et bénis dans les cieux.
L'innocente candeur dans sa bouche réside ; (16)
A tous ses entretiens la charité préside ;
Que de voix à l'envi consacrent ses bienfaits !
Que de cœurs subjugués par ses chastes attraits !
Son époux est brillant des rayons de sa gloire, (17)
Et ses enfants devront leur lustre à sa mémoire.

   Que pour d'autres le marbre entassé jusqu'aux cieux
Apprenne à l'univers leurs titres glorieux ;
L'artisan secouru, la pauvreté bannie,
Ses serviteurs heureux et sa famille unie,
Des fils dont elle-même a formé la raison,
C'est dans ces monuments qu'elle aime à voir son nom :
C'est-là qu'il se conserve et qu'honoré des sages
Il triomphe à la fois de l'envie et des âges. (18)

   O crainte du Seigneur, tu règles tous ses pas,
Tu répands ses trésors, tu défends ses appas ;
Le monde rend hommage à sa conduite austère :
Tout corrompu qu'il est, c'est un juge sévère,
Qui déteste et méprise, en dépit des flatteurs,
Les biens sans la vertu, la beauté sans les mœurs. (19)
 
 

Notes:

1)  Celui qui laboure sa terre sera rassasiée de pain ; mais celui qui aime l'oisiveté sera dans une extrême indigence. Ch. 28, v. 9.

   2)  O paresseux, jusqu'à quand dormirez-vous ? Quand vous éveillerez-vous de votre sommeil ? Ch, 6, v. 9.

   3) J'ai passé par le champ du paresseux et par la vigne de l'insensé. Ch. 24, v. 39.

   4) J'ai trouvé que tout était plein d'orties, que les épines en couvraient toute la surface, et que l'enceinte de pierres qui l'environnait était abattue. Ibid. v. 31.

   5) Je l'ai vu, j'y ai fait réflexion ; je l'ai vu et je me suis instruit par cet exemple. Ibid. v. 32.

   6) Les prés sont verts, les herbes ont paru et on recueillera le foin des montagnes. Ibid. v. 25.

   7) Remarquez avec soin l'état de vos brebis et considérez vos troupeaux. Ch. 27, v. 23.

   8) Les agneaux sont pour vous vêtir et les chevreaux pour le prix du champ. Ibid. v. 26.
       Que le lait des chèvres vous suffise pour votre nourriture, pour ce qui est nécessaire à votre maison et pour nourrit vos servantes. Ibid. v. 27.

   9) Qui trouvera une femme forte ? Elle est bien plus précieuse que les perles qui s'apportent de l'extrémité du monde. Ch. 31, v. 10.

10) Elle se lève lorsqu'il est encore nuit : elle partage la nourriture à sa maison et l'ouvrage à ses servantes. Ibid. v. 15.

11) Elle a ceint ses reins de force : elle a affermi ses bras.  Ibid. v. 17.

12) Elle a porté sa main à la quenouille et ses doigts ont pris le fuseau. Ibid. v. 19.

13) Elle est comme le vaisseau d'un marchand et elle fait venir son pain de loin. Ibid. v. 14.

14) Elle ne craindra point pour sa maison le froid, ni la neige ; parce que tous ceux qui la composent ont un double vêtement. Ibid. v. 21.

15) Elle a ouvert sa main à l'indigent ; elle a étendu ses bras vers le pauvre. Ibid. v. 20.

16) Elle a ouvert sa bouche à la sagesse et la loi de la clémence est sur sa langue. Ibid. v. 26.

17) Son mari sera illustre dans l'assemblée des juges, lorsqu'il sera assis avec les sénateurs de la terre. Ibid. v. 23.
       Ses enfants se sont levés et ont publié qu'elle était très heureuse. Son mari s'est levé et il l'a louée. Ibid. v. 28.

18) Donnez-lui du fruit de ses mains ; et que ses œuvres la louent dans l'assemblée des juges. Ibid. v. 31.

19) Les agréments sont trompeurs et la beauté est vaine. La femme qui craint le Seigneur sera loué. Ibid. v. 30.