Ode Douzième

Pompignan, 1754

Livre III, Ode XII (Edition de 1784)




Croissez, bosquets, trésor champêtre,
Dont je me hâte de jouir ;
Croissez autour de votre maître ;
Mais que vous êtes lents à naître,
Et que mes jours sont prompts à fuir !

Vous rampez encor dans l'enfance,
Mes ans ont atteint leur midi.
Le temps de votre adolescence
M'annoncera la décadence
De mon âge alors refroidi.

Et toutefois de mes journées
Prodigue en des voeux superflus,
Pour voir vos têtes couronnées
J'appelle et je perds des années
Qui pour moi ne reviendront plus.

Ainsi, dissipateurs peu sages
Des rapides bienfaits du temps,
Etres fragiles et volages,
Nos désirs embrassent des âges,
Et nous n'avons que des instants.

Heureux du moins dans mon asile
D'être exempt de souhaits trompeurs ;
Et content de mon sort tranquille,
De n'implorer du ciel facile
Que des feuillages et des fleurs.

Loin de moi tout espoir perfide
Que jamais le sort n'accomplit ;
Je l'abandonne au coeur avide,
Qui sans cesse augmente son vide
Du frivole qui le remplit.

Des bois, des eaux, de la verdure,
Tour à tour fixent mes regards.
J'aime leur naïve parure,
Et j'y trouve au moins la nature,
Que l'art bannit de tous nos arts.

Tout l'arrache, hélas! tout l'efface
De nos coeurs et de nos esprits ;
Et sous le nom d'heureuse audace,
Un goût bizarre la remplace
Dans nos moeurs et dans nos écrits.

O des Grâces mère ingénue,
Nature, quel charme imposteur
Dans la France ainsi prévenue,
De ta beauté trop méconnue
Combat le pouvoir enchanteur ?

Oublie en ces lieux les outrages
Que te font tant d'humains pervers.
Aux champs il y a encore des sages ;
Viens avec eux sur ces rivages
Orner mes jardins et mes vers.

Ici, malgré nos temps serviles,
La liberté fait son séjour ;
Et dans mes études tranquilles
J'y fuis la contrainte des villes
Et l'esclavage de la Cour.

Ici de Virgile et d'Horace
La Muse à mes travaux sourit.
D'un beau ciel je parcours l'espace,
Et je recule avec audace
Le limites de mon esprit.

Mille routes me sont tracées
Où je fais d'utiles écarts.
Que de merveilles dispersées,
Qui partagent mes pensées
Et se disputent mes regards !

J'aime à voir ces monts (1)
Où nos pères
Ont essuyé tant de malheurs ;
Et je dis : Puissent les Ibères
Des Français devenus leurs frères,
Prendre des rois, et non des moeurs.

Quelquefois mon oeil se promène
Parmi ces sommets inégaux ;
Et plus souvent je le ramène
Dans la riche et superbe plaine
Où la Garonne épand ses eaux.

Je la vois augmentant ses ondes
Des torrents par elle engloutis,
Pour le bien commun des deux mondes
Unir sur ses rives fécondes
Le double empire de Thétis.

Coulez, fleuve, suivez la pente
Que vous traça le Dieu des dieux.
Monts, que votre grandeur frappante
Rappelle à notre âme rampante
Le sublime chemin des cieux.

Que vous m'offrez un beau spectacle,
Fontaines, fleurs, arbres, moissons !
Tout en vous est prodige, oracle,
Tout est preuve, tout est miracle
Pour qui mérite vos leçons.

Ce Dieu que l'incrédule ignore,
Je l'entends, le vois qui m'instruis,
Dans ces gazons frais qu'il colore,
Dans les doux rayons de l'aurore,
Et dans les voiles de la nuit.

Partout de ses lois paternelles
J'aperçois d'éclatants miroirs ;
Et dans ces images fidèles
Je lis en lettres immortelles
Sa providence et mes devoirs.

La folle joie et le murmure
Par eux sont bannis de mon coeur.
Il ne faut pour une âme pure
Que les présents de la nature
Et les bienfaits de son Auteur.

1. Les Pyrénées.