Ode Septième

En revenant de Barrèges. (1) Août, 1745

Livre III, Ode IX (Edition de 1784)


Je vous quitte, froides montagnes,
Noir séjour de guerriers perclus.
Puissent mes yeux ne vous voir plus
Qu'à l'horizon de nos campagnes.

Disparaissez, objets affreux,
Rochers qui montez jusqu'aux nues,
D'un ciel humide et nébuleux
Impraticlables avenues.

Torrents, dont les fougueux écarts
Se percent des routes bruyantes,
De vos cascades effrayantes
Ne fatiguez plus mes regards.

Renaissez, charmants paysages,
Renaissez, tableaux enchanteurs,
Ruisseaux, qui sans bruit, sans ravages, 
Baignez nos moissons et nos fleurs.

Je t'aperçois, charmante plaine,
Où la Garonne épand ses eaux,
Non loin de cette longue chaîne
De vallons mêlés de côteaux.

Je crois voir la vapeur légère
Qui s'élève de mes foyers.
Vers la demeure qui m'est chère,
Vole, trop paresseux coursiers.

Ramenez-moi dans ces asiles
Où de soi-même l'on jouit,
Où tous les esprits sont tranquilles,
Où tout me console et m'instruit.

C'est là que paisible victime
D'ennemis publics ou secrets,
De la fortune qui m'opprime
J'apprendrai les derniers arrêts.

O Fortune, ton vain caprice
Ne m'a jamais humilié.
Ce que peut m'ôter l'injustice,
Je l'ai déjà sacrifié.

Mais il me reste une retraite,
Quelques amis, le goût des vers,
L'amour des arts, la paix secrète
D'un coeur peu touché des revers.

Et vous, richesses de la vie,
Divine médiocrité,
Elégante frugalité,
Qui ne craignez rien de l'envie,

Vos trésors si purs et si doux
Seront au moins mon apanage ;
Vous n'êtes digne que du sage,
Et lui seul est digne de vous.

Les arts du luxe, leur folie,
N'ont jamais occupé mes soins.
L'opulence ne multiplie
Que les désirs et les besoins.

Dans le réduit le plus champêtre
La nature comble nos voeux.
Tout mortel pourrait être heureux,
Mais tout mortel ne sait pas l'être.
 
 

1. [Barrèges, petite ville dans les Pyrénées, aujourd'hui une station de ski.]