La Providence, et la Philosophie [1784]

[Ode VI, Livre IV des Odes, Oeuvres, 1784, II, 176-186]
 

Et qui ne sait que la nature
A des lois qu'elle suit toujours;
Qu'une règle uniforme et sûre
Guide sa marche et ses détours;
Que ses plus tristes phénomènes,
Ecueil des recherches humaines,
Sont le jeu des ressorts divers,
Dont le combat et l'harmonie,
Fruits d'une sagesse infinie,
Forment le noeud de l'univers?

Qui doute que le seul prestige
D'un instinct supersticieux
Ne métamorphose en prodige
Tout objet qui surprend nos yeux?
Mais est-ce assez, esprit volage,
Toi, qui prétends au nom de sage,
Est-ce donc assez, réponds-moi,
Pour ôter à Dieu sa puissance,
Aux éléments l'obéissance,
Aux mortels la crainte et la foi?

Quoi ! De la mer épouvantée
Le Créateur, le Souverain,
Qui d'un peu d'argile humectée
A pétri l'homme dans sa main;
Celui qui parsema d'étoiles
Ces vastes et superbes voiles,
Nocturne pavillon des cieux,
Qui fit ce globe de lumière,
D'où sort pour la nature entière
Un écoulement radieux:

Quoi ! Ce Maître, à présent esclave
De nos calculs et de nos lois,
Quand sa créature le brave,
Sur elle a perdu tous ses droits!
Du monde architecte peu libre,
S'il en a fixé l'équilibre,
C'est pour en dépendre à jamais;
Enchaîné dans son rang suprême,
Froid contemplateur de lui-même,
Et des ouvrages qu'il a faits.

Les vrais enfants de la sagesse
Pensaient avec moins de hauteur.
Ils connaissaient trop leur faiblesse
Et la force de leur auteur.
Pour sa providence éternelle,
Pénétrés d'un respect fidèle,
Ils s'écriaient dans leurs transports
Que plus elle est impénétrable,
Moins de cet abîme adorable
Nous devons sonder les trésors.

Ces ouvrages du divin Maître,
Tableaux que forment ses crayons,
Nous en parlons sans les connaître, (1)
C'est de loin que nous le voyons.
Notre oeil les distingue avec peine;
Que dis-je ! Ma vue incertaine
Craint du soleil les feux perçants.
Il faut, pour que je l'envisage,
Que l'art brise dans leur passage
Des rayons trop éblouissants.

Il n'est que le Chrétien docile
Qui soit philosophe avec fruit.
Il méprise un savoir stérile;
Sa propre ignorance l'instruit.
Errant dans une route obscure,
S'il en gémit, c'est sans murmure,
S'il doute, bientôt il se rend.
Sa foi n'est point avilie;
C'est la raison qui s'humilie,
Et son triomphe en est plus grand.

Que ta science est déplorable,
Faible mortel, tu ne peux voir
L'essence d'un objet palpable,
Ni ton esprit le concevoir.
De ton corps la grossière argile,
A l'oeil, au tact le plus habile,
A des ressorts qu'elle soustrait;
Et tu veux d'un être invisible
Que l'essence incompréhensible
Te manifeste son secret!

Mais apprends-moi sur quoi se fonde
Ton raisonnement dépravé.
Le vaste édifice du monde
S'est-il de lui-même élevé ?
Qui forma son architecture
Et ces beautés de la nature
Où n'atteignit jamais notre art ?
L'homme enfin, l'homme est-il l'ouvrage
D'un Dieu puissant, infini, sage,
Ou des caprices du hasard ?

Non, réponds-tu, je n'ai pu naître
Que par l'oeuvre d'un créateur;
Je reconnais ce premier Etre
Qui de l'univers est l'auteur.
Tu reconnais! Vaines paroles,
Quand tes opinions frivoles
Gênent sa force et son vouloir.
Est-ce avouer son existence,
Que de nier sa providence
Et de combattre son pouvoir ?

Tu veux, s'il a créé les causes,
Qu'il observe dans leurs effets
Les systèmes que tu proposes,
Les combinaisons que tu fais.
Tu ne veux pas que le ciel tonne,
Que des murs tombent, s'il l'ordonne,
Ni que les flots changent de lieu.
Ce sont des oeuvres fantastiques
Que des esprits géométriques
N'accorderont jamais à Dieu.

Il était donc moins difficle
D'enfanter l'abîme des eaux,
De rendre la terre fertile,
D'orner les cieux de leurs flambeaux,
Que d'entrouvir les mers profondes,
Pour ensevelir sous leurs ondes
Les menaces de Pharaon;
Ou d'arrêter dans sa carrière
Le char brûlant de la lumière
Sur les plaines de Gabaon.

Mais quoi! dans tes inconséquences,
Que me sert d'enfermer tes pas!
Ce n'est point là ce que tu penses;
Achève, et ne déguise pas.
Tes erreurs ne sont plus nouvelles;
Des vieux dogmes que tu rappelles
Le secret est trop éclairci.
Nos yeux ont percé le mystère,
Et si tu veux être sincère,
Que répondras-tu? Le voici:

"L'homme s'était donné des maîtres, (2)
Que ses rêves avaient formés.
Des autels, un culte, des prêtres
Captivaient leurs coeurs alarmés.
Suivant leur mystique langage,
Un Dieu créa pour notre usage
Cet univers obéissant;
Et l'âme humaine prévenue
D'une providence inconnue
Servait le fantôme impuissant.

"Mais un Grec découvrit les routes
Où la vérité nous conduit;
Au-delà des célestes voûtes
L'ardent philosophe le suit.
L'esprit hardi qui nous éclaire
De l'opinion populaire
A déchiré le vil bandeau:
Du monde il connaît l'origine,
Et de cette obscure machine
Nos mains ont levé le rideau.

"Du soleil la sphère embrasée,
Des nuits l'astre brillant et doux,
Les vents, la pluie et la rosée
Dans les cieux semblent faits pour nous.
Aussitôt les mortels timides
Ont mis, adorateurs stupides,
La Divinité dans les cieux:
Dignes préjugés de la terre,
Qui croi[en]t au seul bruit du tonnerre
Que l'air est le palais des Dieux.

"Nous avons délivré les hommes
Du joug des superstitions,
Et malgré la foudre nous sommes
Les précepteurs des nations.
La Religion subjuguée,
Sur la terre trop fatiguée,
Ne répandra plus ses excès.
Comme le corps l'âme est mortelle;
Tout meurt, tout finit avec elle,
Hors la gloire de nos succès."

Telle est la doctrine perverse,
O sophistes pernicieux,
Qu'adroitement votre art disperse
Dans des écrits mystérieux.
Ainsi des Sybilles antiques
Les délires énigmatiques
Enfantaient ces oracles vains,
Que sur des feuilles vagabondes
Les vents sous des rochers profondes
Mêlaient pour tromper les humains.

Mais ce n'est point assez d'instruire
Vos élèves respectueux;
Ce n'est point assez de séduire
Des coeurs autrefois vertueux.
S'il vous reste quelque teinture
De ces sentiments de droiture,
Dans votre école tant vantés,
Il faudrait au moins pour sa gloire
Que votre exemple apprît à croire
Les dogmes par elle inventés.

Les croyez-vous ? Parlez sans feinte;
Votre esprit est-il convaincu ?
Vos Lucrèces, exempts de crainte,
Meurent-ils comme ils ont vécu ?
Approchons de ces lits funèbres,
Où des incrédules célèbres
Vont enfin terminer leur sort.
Héros de la philosophie,
Voyons leurs adieux à la vie,
Et leur dernier pas vers la mort.

Où suis-je! quels transports horribles!
Quels cris! Quels discours insensés!
Cherchons des objets moins terribles,
Celui-là en dit assez.
Ici, d'un mourant plus tranquille
Je vois sous un oeil immobile
Les remords cuisants et la peur;
Mais il expire avec décence,
Et de la secte qui l'encense
Il accroît l'orgueil et l'erreur.

D'une indifférence affectée
Un autre étale les apprêts.
Que cette constance empruntée
Cache d'efforts et de regrets!
Aveugle et faible créature,
Qui croit par sa vaine imposture
De la mort tromper le regard,
Et qui se trompant la première
Arrive à son heure dernière,
Ouvre alors les yeux, mais trop tard.

O sainte et just Providence,
Dans tous ces différents tableaux
Tu nous dépeins de ta puissance
Les prodiges toujours nouveaux.
L'incrédule qui la blasphème,
Le Chrétien résigné qui l'aime
Lui sont également soumis;
Et de son pouvoir invincible
Jamais l'effet n'est si visible
Qu'à la mort de tes ennemis.

Leur mort, leur vie et leurs ouvrages,
Tout contre eux dépose pour toi.
Leurs sophismes sont des suffrages
Qui confirment encor ta loi.
La nature, ton interprète,
En cent langages leur répète
Qu'un jour tes droits seront vengés;
Et qu'il est un trône suprême
Où par la sagesse elle-même
Les philosophes sont jugés.


NOTES

1. Souvenez-vous que vous ne connaissez point ses ouvrages, dont les hommes ont parlé dans leurs cantiques. Tous les hommes le voient, mais chacun ne le regarde que de loin. Job, Ch. XXXVI, v. 24 et 25.

2. Cette strophe et les trois suivantes sont la substance et l'abrégé de tout ce que Lucrèce a écrit contre la providence et la religion, dans le premier et dans le cinquième Livre de son Poème.

Humana ante oculos foedè cum vita jaceret,
In terris oppressa gravi sub relligione. …
Quippe et etenim jam tum divûm mortalia saecla
Egregias animo facies vigilante videbant,
Et magis in somnis mirando corporis auctu… 5. v. 1171.

Et simul in somnis quia multa et mira videbant
Efficere, et nullam capere ipsos inde dolorem… 5. v. 1183.

Primùm graius homo mortales tollere contra
Est oculos ausus. …Ergo vivida vis animi pervicit, et extra
Processit longè flammantia maenia mundi;
Atque omne immensum peragravit mente, animoque,
Unde refert nobis victor quid posset oriri,
Quid nequeat, finita potestas denique cuique
Quanam sit ratione, atque altè terminus haerens. 1. v. 67.

Ducere porro hominum causâ voluisse parare 5. v. 157 et seq.
Praeclaram mundi naturam, proptereaque
Id laudabile opus divûm laudare decere. …
Sollicitare suis ullum de sedibus unquam,
Nec verbis vexare, et ab imo evertere summam:
Caetera de genere hoc adfingere et addere, Memmi,
Desipere est; quid enim immortalibus atque beatis
Gratia nostra queat largirier emolumenti
Ut nostrâ quicquam causâ gerere aggrediantur ?

In coeloque deûm sedes et templa locarunt,
Per coelum volui quia sol et luna videntur;
Luna, dies, et nox, et noctis signa serena,
Noctivagaeque faces coeli, flammaeque volantes,
Nubila, ros, imbres, nix, venti, fulmina, grando,
Et rapidi fremitus, et murmura magna minarum.
O genus infelix humanum, talia divis
Cûm tribuit facta, atque iras adjunxit acerbas! 5.v.1190

Quare relligio pedibus subjecta vicissim 1. v. 78.
Obteritur. Nos exaequat victoria coelo.


Article:  Poetic Reactions of Voltaire and Le Franc de Pompignan to the Lisbon Earthquake


Last Updated: 5 March 2003