MÉMOIRE PRÉSENTÉ AU ROI, PAR M. DE POMPIGNAN

Le 11 Mai 1760


Il est triste pour un homme connu de répondre à un anonyme. Le libelle injurieux qu'on vient de publier contre moi ne mériterait aucune attention de ma part, s'il ne contenait des faussetés en matière grave.

Je suis attaqué dans ce libelle comme homme de lettres et comme magistrat. Il m'importe peu que l'auteur de cette satire ne trouve dans mes écrits ni littérature, ni philosophie, ni génie. Je méprise l'écrivain bas et jaloux; mais je dois confondre l'imposteur.

J'ai dit d'abord que c'était un anonyme, et j'en suis persuadé. Quoique les imprimés de cette feuille diffamatoire portent le nom d'un poète célèbre, c'est assurément une supposition de l'éditeur ou de l'imprimeur.

L'auteur de cette pièce, quel qu'il soit, prétend que j'ai été privé de ma charge pendant six mois, pour avoir traduit la Prière universelle de Pope. On sent combien cette accusation, si elle était vraie, serait humiliante pour un ancien Premier Président de Cour Supérieure, à qui le roi a conservé, par une faveur dont on ne connaît qu'un seul exemple, le rang et les prééminences de sa place, et qui, par une distinction encore plus singulière, a obtenu une place de Conseiller d'Honneur au Parelement de Toulouse, quoiqu'il n'eût jamais servi dans cette compagnie.

Il y a vingt-deux ans que je traduisis en français la Prière universelle de Pope. J'avais appris, depuis quelque temps, la langue anglaise, et je vivais beaucoup avec plusieurs Anglais, gens de lettres et de mes amis, que leur goût pour nos provinces méridionales avaient attirés à Montauban, où je remplissais une charge d'Avocat Général à la Cour des Aides.

Cette traduction fut un jeu de société. J'avais soutenu que je ferais une version exacte et fidèle de la Prière universelle, avec toute l'élégance et toute la précision dont j'étais capable, en suivant pas à pas les quatrains de l'original, et sans y employer un vers de plus. J'en vins à bout au gré de mes Anglais. Je leur en donnai une copie, et ils l'emportèrent à Londres.

Au bout de deux ans environ, et dans les premiers mois de 1741, je reçu une lettre de M. le Chancelier Daguesseau, accompagnée d'un exemplaire de ma traduction, imprimé in-4o à Londres, chez les frères Vaillant. Ce fut le premier avis que j'eus de la publication de ce poème. Le Chef de la Justice me faisait des reproches très vifs d'avoir traduit cet ouvrage. Mes sentiments sur la religion, qui n'ont varié dans aucun temps de ma vie, me firent abandonner sans peine tout ce que j'eusse pu alléguer pour justifier Pope à certains égards.

Il y a des erreurs dans la Prière universelle; mais ce n'est point l'ouvrage d'un déiste. Dans le total c'est une prière telle que la ferait tout homme qui n'étant point instruit par la révélation, aurait cependant une idée très distincte des attributs de la divinité, de l'obéissance et du culte intérieur qui lui sont dus, et qui accomplirait la loi naturelle aussi exactement que pourrait l'accomplir hors du Christianisme la nature humaine blessée et affaiblie par le péché originel. Les principes les plus nécessaires et les plus purs de cette loi sont exprimés dans la Prière universelle; la toute puissance de Dieu, sa Providence sur les créatures, la soumission et la résignation à ses volontés, l'usage utile de ses dons et de ses grâces, la liberté, les peines et les récompenses de l'autre vie, le pardon des injures, l'amour du prochain. Il manque à tout cela sans doute la connaissance du Rédempteur; mais il y reste encore trop de vérités pour la profession de foi d'un déiste.

S'il n'y avait rien de plus dans la Prière universelle de Pope, ce poème ne serait pas absolument condamnable. Mais je suis bien éloigné d'excuser ce que j'y ai toujours trouvé de vicieux. La première stance qui est très noble, et qui peint majestueusement la grandeur et la puissance de Dieu, finit par un vers qu'on est tenté d'abord de prendre pour une impiété.

O toi que la raison, que l'instinct même adore,
Souverain maître et créateur
De tout l'univers qui t'implore,
Jéhovah, Jupiter, Seigneur.
Pope a peut-être emprunté cette idée d'un panégyrique de Constantin, dont l'auteur est inconnu, et dans lequel il y a de très belles choses: Summe rerum stator, cujus tot nomina sunt, quot gentuium lingua esse voluisti.

On devine la pensée du poète anglais; mais son expression est au moins profane. Dans une autre stance il attaque visiblement le pouvoir des Clefs. Il s'emporte contre le droit d'excommunier attaché à l'Eglise, au Souverain Pontife, aux premiers pasteurs. C'est une hérésie de Protestant, et cependant Pope ne l'était pas. Il faisait profession de la religion catholique dans un pays où elle est proscrite. Il a manifesté publiquement et avec fermeté sa croyance dans des lettres à MM. Racine et Ramsay. Il n'était donc pas déiste, et c'est unique point dont il s'agit ici.

D'ailleurs les motifs qui m'avaient fait traduire la Prière universelle étaient si simples, si innocents que je ne pouvais m'avouer coupable pour avoir composé cette version. J'exposai naïvement à M. le Chancelier de ce qui s'était passé. Ce grand magistrat en fut si satisfait qu'il m'écrivit une seconde lettre remplie de politesse et de bonté, dans laquelle il me priait d'en écrire une aux auteurs du Journal des Savants, pour leur témoigner combien j'étais fâché qu'on eût imprimé ma traduction de la Prière universelle, leur dire à quelle occasion j'avais traduit cet ouvrage, et leur déclarer mes sentiments sur ce qu'il contenait. M. le Chancelier souhaitait aussi que je lui envoyasse à lui-même ma lettre pour les journalistes. J'exécutais ponctuellement et avec plaisir ce qu'il me prescrivait. Il reçut ma lettre, l'approuva, y fit deux légers changements, et par un raffinement de politesse et d'attention, si flatteur pour moi que je ne saurais le taire, il me la renvoya avec ses changements écrits de sa main en interligne et sans ratures, après quoi j'eus l'honneur dl la lui renvoyer pour la dernière fois, et il la fit imprimer. Ainsi finit cette affaire, aussi agréable pour moi dans le dénouement qu; elle m'avait paru affligeante dans le début.

L'auteur du libelle l'a chargée de toutes les couleurs du mensonge et de la calomnie. Il ne s'en tient pas là; il ajoute que je fus privé de ma charge pendant six mois, c'est-à-dire, que l'on prononça contre moi la peine de l'interdiction; car personne n'ignore que dans toute charge, de quelque nature qu'elle soit, on ne peut être suspendu de ses fonctions que par un jugement en forme. Outre l'atrocité de l'imposture, il y a dans tout ceci une confusion d'époques et une altération de faits que je ne dois pas laisser subsister.

Tout le détail concernant la Prière universelle fut terminé à ma satisfaction dans le mois d'avril 1741. Quelques années après je perdis M. l'Abbé Le Franc, mon oncle, qui avait succédé à mon père dans la place de Premier Président de la Cour des Aides de Montauban. On sait que ces charges ne sont pas héréditaires, et que c'est par une grâce spéciale du prince qu'elles sont conservées successivement sur plusieurs têtes dans la même famille. Je n'aurais pu me plaindre si on ne m'eût pas accordé celle qui venait de vaquer par la mort de mon oncle. Il est inoui qu'on ait jamais confié des emplois de cette conséquence à des sujets notés. Les raisons qu'on m'opposait n'avaient rien de fâcheux ni de mortifiant pour moi. Elles ne paraissaient exclusives à mon égard que relativement à des objets particuliers et à des personnes qui se croyaient intéressées à m'exclure de la place où j'aspirais.

Je vins à Paris. M. le Chancelier me connut; il me rendit justice. Heureusement pour moi, il ne fut point sollicité en ma faveur par des philosophes. C'eût été une mauvaise recommandation auprès de lui.

Mon affaire une fois décidée, j'eus souvent l'honneur de voir M. Daguesseau. Ce n'était plus des audiences de ministre; c'étaient des entretiens particuliers et fort longs, où après m'avoir donné des instructions utiles sur les devoirs de la place que j'allais remplir, il passait à des réflexions littéraires, m'apprenait des particularités intéressantes sur nos plus célèbres écrivains, et me faisait part de ses sentiments sur leurs ouvrages.

Ce grand homme, cet homme universel et profond avait vécu avec toute la philosophie et toute la littérature de son siècle, si je puis m'exprimer ainsi. Il avait connu intimement MM. Racine, Despréaux, Tourreil, M. et Madame Dacier, et généralement tous les gens de lettres et tous les savants estimables de son temps, dont la vie honnête et décente n'a jamais été pour le public un sujet de risée ou d'indignation. Il gémissait sur la conduite déplorable de la plupart de leurs successeurs, qu'il estimait d'ailleurs très peu à côté des lumières et des talents. Ses conversations gravées dans ma mémoire on été le canevas de tout ce que j'ai dit à ce sujet dans

de ma charge. Je fus reçu à Montauban avec des honneurs extraordinaires, que le souvenir s'en conservera longtemps dans cette ville et dans le reste de la province.

Voilà comme la traduction de la Prière universelle a produit les difficultés que j'essuyai touchant la place de Premier Président de la Cour des Aides de Montauban. Voilà comme je fus suspendu de m charge pendant six mois. Voilà comme on ose blesser la vérité dans des choses capitales, attaquer ma réputation, calomnier le chef d'une compagnie souveraine. Etrange satisfaction d'un méchant homme qui, après avoir exhalé tout ce que l'envie et l'imposture ont de plus noir, ne se dérobe à de justes châtiments qu'à la faveur des ténèbres dont il est environné!

Mais comment et par où me suis-je attiré l'insulte violente qu'on me fait? Quel savant, quel homme de lettres ai-je offensé dans mes écrits? Confiné dans ma province pendant les trois quarts de ma vie, occupé de ma charge tant que je l'ai exercée, et de toutes les affaires publiques qui y avaient rapport, retiré dans mes terres le plus souvent qu'il m'était possible, et là, donnant tous mes soins, tous les moments de mon loisir à des travaux champêtres, à former une nombreuse bibliothèque, à écrire des vers pour mon amusement, et de la prose pour l'utilité de mes compatriotes, je ne me suis jamais mêlé d'aucune querelle littéraire. Ces sortes de discussions sont aussi éloignées de mon caractère et de ma façon de penser qu'indignes de ma naissance et de mon état.

C'est mon discours à l'Académie Française qui m'a valu ce tissu de calomnies et ce débordement d'injures. On me fait un crime d'avoir élevé ma voix pour la religion dans une compagnie littéraire. Des Catholiques seraient-ils plus gênés sur ce point que des Protestants? Le premier règlement de la Société Royale de Berlin portait qu'une de ses classes devait s'appliquerà l'étude de la religion et à la conversion des infidèles. M. de Maupertuis trouve cet articles plus singulier par la manière dont il était présenté qu'il ne l'est peut-être en effet. Première réflexion qui caractérise le respect de ce philosophe pour la religion. Car on voit bien que le Roi de Prusse n'entendait pas que ses Académiciens fussent des missionnaires; il souhaitait seulement qu'ils fissent des ouvrages sur la religion assez lumineux, assez solides pour convertir à la foi chrétienne les infidèles et les incrédules.

M. de Maupertuis, dont l'anonyme outrage si cruellement la cendre, parle ensuite du règlement moderne substitué à l'ancien, et il observe en homme judicieux et profond, en philosophe chrétien, que quoiqu'il n'y ait plus dans l'Académie de Berlin de classe particulièrement affectée à l'étude et à la défense de la religion, on peut dire que toutes y concourent. Ce qu'il établit en faisant voir que les merveilles de la Nature prouvent l'existence d'un être suprême; que sa sagesse éclate dans les lois éternelle qui régissent l'univers; que la philosophie spéculative nous démontre la nécessité de son existence; et qu'enfin l'étude des faits nous apprend qu'il s'est manifesté aux hommes d'une manière sensible et leur a prescrit un culte. Je l'abrège; mais je rends fidèlement ses idées. Or, je le demande: Qui l'obligeait de s'engager dans ce raisonnement? N'est-ce pas l'effet d'une conviction intime, ou plutôt l'effusion d'une foi soumise, mais raisonnée et philosophique, qui s'affermit à la vue des marques éclatantes que Dieu a imprimées de son existence et de ses attributs sur tout ce que nous voyons, sur tout ce que nous entendons, sur tout ce que nous auditions?

Quand on s'exprime ainsi quatorze ans avant sa mort, et qu'après trois mois de maladie et de souffrances passés entre deux religieux, on meurt dans leurs bras avec l'édification des Catholiques et des Protestants; quand on a le témoignage d'un homme tel que M. Bernouilli, on doit être regardé comme ayant vécu et fini en bon chrétien, malgré des idées bizarres, ou des expressions répréhensibles échappées dans quelques écrits purement spéculatifs, et malgré la dérision d'un anonyme sans humanité comme sans principes.

Mais où l'anonyme a-t-il appris qu'il soit Défends de parler de religion dans l"Académie Française? Il n'est pas permis sans doute, et il ne serait pas condemnable d'y discuter des matières théologiques. Les matières d'état n'y doivent pas être traitées non plus. S'ensuit-il de là que dans l'éloge d'un ministre ou d'un négociateur ce fut manquer au gouvernement que de louer et de circonstancier des opérations déjà consommées, des négociations finies, des traités exécutés et publics?

Enfin où l'anonyme a-t-il trouvé que venger la religion contre les esprits forts, ce fut traiter des matières de religion? Cette dernière expression signifie les discussions dogmatiques, les disputes de l'Ecole, les controverses entre théologiens de même communion ou de communion différente, et j'avoue que rien de tout cela ne peut être dans quelque occasion que ce soit du ressort d'un discours académique. Aussi ne suis-je pas tombé dans cet inconvénient.

Qu'il me soit permis de rappeler en très peu de mots le sujet et le plan de mon discours. L'un et l'autre s'annoncent dès la première ligne. J'avais à faire l'éloge d'un homme de lettres et d'un philosophe. Il était naturel que mon discours roulât sur la philosophie et sur la littérature. De cette première division coulait comme de source la distinction entre la bonne et la mauvaise littérature, entre la fausse et la véritable philosophie, et cette seconde subdivision ne pouvait se traiter sans y amener la religion. Le sujet le demandait. Les circonstances et le lieu l'exigeaient encore plus.

Je savais qu'on s'efforçait de persuader au public que M. de Maupertuis avait, durant sa vie, pensé en déiste, et qu'il était mort de même. J'avais des preuves victorieuses du contraire, et j'étais son successeur à l'Académie. Plusieurs membres de cette compagnie sont par leur état, par leurs places et par leurs dignités les vengeurs et les protecteurs de la religion. Je ne pouvais que leur plaire en particulier, et mériter l'approbation de l'Académie en général, en prouvant que l'homme de lettres philosophe auquel je succédais était mort dans des sentiments dignes d'elle.

Du reste je n'ai point déféré au Trône ni à l'Académie les incrédules et les esprits forts. Je ne suis l'ennemi de personne; je ferais du bien à ceux même qui me font du mal, et je hais autant la persécution et le trouble que j'aime la soumission et la paix. Mais dans cette prétendue délation, si l'on peut qualifier ainsi les généralités de mon discours, je n'ai rien avancé qui ne fût vrai, et ce que j'ai dit, c'est devant l'Académie Française que j'ai dû le dire.

1o. Je n n'ai rien avancé qui ne fût vrai. La secte des esprits forts s'est accrue prodigieusement, et ne garde plus le silence. Ses écrivains insultent à découvert la religion. Le cri public, tant d'arrêts du Conseil et des Parlements contre une foule d'écrits impies en prose et en vers, tant d'anathèmes des Souverains Pontifs et des Evêques, tant de censures de la Sorbonne et des Universités ne prouvent que trop qu'on ne poursuit pas une chimère.

2o. Ce que j'ai dit, j'ai dû le dire devant l'Académie Française. Les ouvrages convaincus d'irréligion et d'impiété, flétris ou censurés comme tels, ont été composés pour la plupart par des écrivains soi-disant philosophes ou gens de lettres. Ce serait une tache pour la littérature et pour la philosophie, si elles étaient responsables des erreurs et des travers de ceux qui les cultivent. Mais elles en souffrent sans en être responsables. La profession de philosophe et d'homme de lettres, si estimable et si utile en soi, devient dangereuse ou suspecte. Tous serait perdu si les corps académiques cédaient au torrent; et c'est pour donner plus de poids à mes sentiments que je les ai exposés avec courage et sans détour en présence d'une compagnie respectable, qui, protégée par des rois fils aînés de l'Eglise, fera toujours plus de cas de la religion et de la vertu que de la science et des talents. Je me suis expliqué devant elle avec d'autant plus de confiance et de liberté, que les philosophes distingués qu'elle s'est associés font gloire de révérer la morale et les vérités du christianisme. Ils ont dû remarquer, dans l'endroit où je les désigne, un ton de franchise et de candeur qui excluait assez toutes les applications injustes et forcées qu'on a voulu faire de quelques traits de mon discours. Quoi qu'en disent les ennemis qui les connaissent mal, ou des amis indignes d'eux, des philosophes aussi conséquents ne sont pas des incrédules; des esprits de cette trempe ne seront jamais des esprits forts.

Peu s'en faut que l'anonyme ne veuille encore intéresser dans ses fureurs les Anglais, et comme philosophes et comme Anglais. J'ai reproché légèrement et en peu de mots cette nation, non pas de manquer de grands philosophes mais d'avoir des préjugés d'amour trop exclusifs; et ce reproche n'est pas une injure. D'ailleurs, il ne s'agit dans ce morceau de mon discours que du droit des gens, qui fait partie de la philosophie naturelle, qu'on n'apprend point dans des éléments de géométrie ni dans des calculs d'algèbre; de cette philosophie dont les lois et les devoirs sont sacrés parmi toutes les nations du monde, malgré les differences de climats, de moeurs, de religion, et d'intérêts; de cette philosophie qui devrait présider au conseils des rois, à l'administration des républiques, au gouvernement de tous les hommes, à leurs conventions, à leurs traités, à leurs guerres mêmes; de cette philosophie en un mot qui est fort au-dessus de l'esprit, des connaissances, et du raisonnement de l'anonyme.

Un Français a pu dire, sans décrier les philosophes anglais, que l'Angleterre a exercé des hostilités contre la France, a fait sur nous des prises de vaisseaux et des usurpations des territoires, avant que la rupture eût été déclarée entre les deux nations. Ce serait une atteinte au droit des gens de la part des Anglais, quand même leurs prétentions soient aussi fondées qu'elles sont illégitimes. Les Romains ne commençaient point de guerre, même injuste, qu'ils n'eussent envoyé auparavant des Féciaux au peuple qu'ils voulaient attaquer. J'ai opposé à la conduite des Anglais la modération du Roi dans la dernière guerre, sa générosité, son désintéressement. Ce tableau et ce contraste déplairaient-ils par hasard à l'auteur du libelle?

Et pourquoi ce zélateur des ennemis de la religion et des adversaires de la Frnce ne s'est-il pas aperçu de l'éloge que je donne en passant à ce peuple fier et jaloux, qui n'est pas toujours aussi équitable à notre égard? L'éloge est court, mais il est énergique. On a dû remarquer dans plus d'un endroit de mon discours qu'avec un coeur tout français je n'ai pas d'antipathie ni de prévention nationale. J'eusse démenti ma façon de penser, je n'eusse pas fait ma cour au Roi, si dans un ouvrage qu'il devait honorer de ses regards j'avais craint de rendre justice à des princes qu'il estime, à des nations dont il voudrait épargner le sang.

Au surplus, j'avais bien prévu le mécontentement de quelques-uns de nos philosophes. Mais je ne croyais pas qu'il dût éclater par des cris de rage et de fureur. La calomnie et l'emportement sont des armes peu philosophiques. Pardonnons néanmoins ce mouvement au désespoir. Ces modernes législateurs de la littérature et des sciences s'élevaient déjà sur les ruines de ce qu'ils appellent nos préjugés. La lumière s'est répandu dans les esprits. Un nouvel ordre de choses succédait aux anciennes idées. Quelle témérité dans les chefs! Quel aveuglement dans les disciples! A les entendre, à les croire, bientôt le culte et la religion ... Je n'oserais le répéter. Ils ont jugé par l'effet qu'a produit un simple discours que la révolution n'était pas si prochaine. La Cour, la Ville, les Provinces ont reçu cet essai avec applaudissement. Je n'envisage d'ailleurs dans sa réussite que ce qu'elle a d'intéressant pour la religion. C'est un signe certain que la vérité n'est pas encore bannie de tous les coeurs. C'est une preuve que s'il est mal aisé de convertir le secte des esprits forts, il serait facile au moins de la décréditer si parfaitement, qu'après avoir commencé par l'orgueil et continué par le délire, elle finirait par le ridicule.

Mais ce qui met le comble à ce succès, ce qui me le rendra toujours cher et précieux, c'est l'approbation marquée que le Roi, la Reine, et leur auguste famille ont accordée à mon discours. Toute la cour a été témoin de l'accueil que me firent leurs Majestés. Il faut que tout l'univers sache aussi qu'elles ont paru s'occuper de mon ouvrage, non comme une nouveauté passagère ou indifférente, mais comme d'une production qui n'était pas indigne de l'attention particulière des souverains. Le Roi daigna s'en entretenir avec des personnes de sa cour; et l'on n'a pas voulu que j'ignorasse que S. M. avait joint aux éloges un air d'intérêt et de bonté qui marquait sa satisfaction. Elle dit entre autres choses que ce discours n'était pas fait pour plaire aux impies ni aux esprits forts; paroles remarquables que l'événement a justifiées. Peu de temps après, le libelle a paru.

L'indignation publique m'a vengé des injures; mais il fallait détruire la calomnie, et je crois l'avoir fait de manière à contenter les honnêtes gens et à couvrir de confusion le calomniateur.


Last Updated 21 décembre 2002