Discours de Réception


M. LE FRANC DE POMPIGNAN ayant été élu par Messieurs de l'Académie Française, à la place de feu M. DE MAUPERTUIS, y vint prendre séance le Lundi 10 Mars 1760, et prononça le Discours qui suit.
 

MESSIEURS,


Vous avez perdu un Homme de Lettres et un Philosophe. Cette double perte est difficile à réparer. Quelque goût qu'on ait aujourd'hui pour la Littérature et pour la Philosophie, les Hommes vraiment lettrés, les vrais Philosophes sont aussi rares que jamais.

Des prétensions ne sont pas des titres. C'est par le fruit des études qu'il faut juger de leur succès. On n'est pas précisément homme de lettres parce qu'on a beaucoup lu et beaucoup écrit, qu'on possède les langues, qu'on a fouillé les ruines de l'Antiquité; parce qu'on est enfin orateur, poète ou historien. On n'est pas toujours philosophe pour avoir fait des traités de morale, sondé les profondeurs de la métaphysique, atteint les hauteurs de la plus sublime géométrie, révélé les secrets de l'histoire naturelle, deviné le systèmes de l'univers. Le savant instruit et rendu meilleur par ses livres, voilà l'homme de lettres. Le sage, vertueux et chrétien, voilà le philosophe.

Ce n'est donc pas la possession seule des lettres et des sciences qui en fait la gloire et l'utilité. S'il était vrai que dans le siècle où nous vivons, dans ce siècle enivré de l'esprit philosophique et de l'amour des arts, l'abus des talents, le mépris de la religion, et la haine de l'autorité fussent le caractère dominant de nos productions, n'en doutons pas, MESSIEURS, la postérité, ce juge impartial de tous les siècles, prononcerait souverainement que nous n'avons eu qu'une fausse littérature, et qu'une vaine philosophie.

Et quel exemple en effet, quelles instructions donneraient au genre humain des gens de lettres présomptueux qui nous enseigneraient à mépriser les plus grands modèles; de prétendus philosophes qui voudraient nous ôter jusqu'aux premières notions de la vertu; les uns et les autres se déchirant sans cesse entre eux; se poursuivant avec fureur jusqu'au tombeau; décriant respectivement leur esprit, leur âme, leurs moeurs, s'élevant avec une liberté cynique contre ce que la naissance et les dignités ont de plus éminent; faisant tout retentir de leurs cabales, de leurs jalousies, de leurs animosités; et forçant enfin le public à regarder comme un problème, si les lettres, les sciences et les arts ont plus contribuer à épurer les moeurs, qu'à les corrompre.

De là l'étonnante controverse élevée de nos jours, et défendue de part et d'autre avec cette force, avec cet air de conviction qui semble n'appartenir qu'à la vérité. Je suis bien éloigné, MESSIEURS, de vouloir applaudir à ce nouveau paradoxe. Ce n'est pas dans le sanctuaire des lettres que j'afficherai l'anathème qui les proscrit. Mais pourquoi le dissimuler? Ce sentiment si pernicieux dans les conséquences, si faux dans le principe, se trouve vrai néanmoins dans l'exception; et malheur au siècle que cette humiliante exception désignerait. En vain vanterait-il lui-même d'être un siècle de lumière, de raison et de goût, ses propres monuments serviraient bientôt à le confondre. Les bibliothèques, les cabinets des curieux, ces dépôts durables de la sagesse et du délire de l'esprit humain ne justifieraient que trop l'accusation et le jugement. Ici, ce serait une suite immense de libelles scandaleux, de vers insolents, d'écrits frivoles ou licencieux. Là, dans la classe des philosophes, se verrait un long étalage d'opinions hasardées, de systèmes ouvertement impies, ou d'illusions indirectes contre la religion. Ailleurs, l'histoire nous présenterait des faits malignement déguisés, des anecdotes imaginaires, des traits satiriques contre les choses les plus saintes, et contre les maximes les plus saines du gouvernement. Tout, en un mot, dans ces livres multipliés à l'infini, porterait l'empreinte d'une littérature dépravée, d'une morale corrompue, et d'une philosophie altière, qui sape également le Trône et l'Autel.

Quelle digue opposer à ce torrent? Un corps littéraire, où les principes qui perpétuent la tradition du goût, des bonnes moeurs et du respect pour la religion ne varient jamais; un corps de qui l'on peut publier qu'il est tel aujourd'hui qu'il fut dans son origine, et qu'il sera jusqu'aux derniers temps; un corps toujours animé de l'âme des Corneille et des Bossuet; pour tout dire enfin, la compagnie célèbre dans laquelle appelé, MESSIEURS, par vos suffrages, j'ai l'honneur d'être admis aujourd'hui.

C'est pour remplir, pour perfectionner, s'il était possible, le plan de votre institution, que depuis quelques années vous avez voulu vous associer des philosophes illustres qui avaient déjà senti la nécessité de cultiver les lettres, pour donner aux sciences plus d'éclat et plus d'agrément. Votre choix n'est tombé que sur des coeurs droits, sur des esprits vigoureux, mais sages, qui n'ont apporté parmi vous que des sentiments épurés sur tout ce qui fait l'objet de notre culte et de notre vénération.

M. de Maupertuis fut un des premiers que l'Académie des Sciences vous offrit. Il était homme de lettres, ses écrits en sont la preuve. Il était philosophe, sa mort nous l'a mieux appris encore que ses écrits.

Il avait porté les armes pendant sa jeunesse. Il quitta le service, où il occupait un poste honorable, pour se livrer aux lettres, et principalement aux sciences. Mais au milieu de ses études il retrouva plus d'une fois sa première destination; et l'on peut dire que, soit dans ses expéditions astronomiques, soit dans les campagnes qu'il fit à la suite d'un roi belliqueux, le courage du guerrier lui fut souvent aussi nécessaire que la fermeté du philosophe. L'estime et les bienfaits de ce même prince l'avaient attiré en Allemagne; des liens indissolubles l'avaient fixé à Berlin. Il y fut quelque temps heureux, si un Français peut l'être ailleurs que dans sa patrie, et sous un autre roi que le sien.

La présidence et la direction d'une académie florissante furent confiées à ses soins. On sait que cette compagnie embrasse toutes les parties des hautes sciences et de la littérature. Ses Mémoires sont enrichis de différents morceaux de M. de Maupertuis dans des genres si opposés. On y reconnaît partout un membre distingué de l'Académie Française et de l'Académie des Sciences. Quelques matières qu'il traite, son style est énergique, naturel, clair et correct. Il possédait toutes les richesses de notre langue, et les employait, non pas en rhéteur mais en philosophe.

Un géomètre, un mathématicien qui sait bien sa langue la sait mieux que le simple grammairien. Celui-ci d'ordinaire ne connaît qu'une méthode inanimée, qu'une théorie pour ainsi dire extérieure, et qui ne pénètre point le mécanisme interne et primitif des langues. L'autre, au contraire, accoûtumé aux méditations profondes, à l'analyse, aux calculs, combine les règles de la langue avec les opérations de l'esprit, le suit pas à pas, remonte à son origine, saisit l'instant où les premiers mots naquirent des premières sensations. Revenant ensuite sur la formation progressive et développée du language, il l'aperçoit dans le progrès et dans le développement des idées. Plein de cette analogie et de ces rapports, il découvre dans sa source le système grammatical. Il voit que chaque chose a son mot propre et qui ne peut être suppléé qu'imparfaitement; que les diverses facultés de l'âme, que le sentiment, que nos perceptions et leurs nuances ont créé par l'organe de la voix des signes représentatifs qui leur conviennent; que les modifications de la pensée ont produit les modes du discours, et qu'à considérer les choses dans leur essence, l'art de parler appartient plus qu'un autre au raisonnement, et n'a pas peu contribué à le former. C'est par cette grammaire philosophique qu'il se garantit de l'abus des mots, tant reproché par Locke à tous les écrivains en général. C'est elle qui lui apprend à s'exprimer avec autant d'ordre et de netteté qu'il conçoit, et à caractériser son style par cette heureuse propriété des termes, qui seule fait l'exactitude et la justesse de l'expression.

Ces traits distinctifs se font remarquer dans les écrits de M. de Maupertuis. Nous avons de lui des Réflexions Philosophiques , et une Dissertation sur les Langues. Il y a dans ces deux morceaux des vues nouvelles, des principes féconds; et si on les examine surtout du côté du style, ainsi que ses autres ouvrages, on avouera que nul écrivain n'a mieux connu ni mieux fait sentir la valeur réelle des expressions, et la signification rigoureuse des mots.

Ce n'est pas que son élégance et sa précision géométrique n'aient paru quelquefois un peu sèches. Je joins ici la critique à l'éloge, et ce n'est guère l'usage en pareille occasion. Mais quand on loue des philosophes, ce doit être à leur manière, sans flatterie et sans partialité. D'ailleurs cette ombre imperceptible n'obscurcira point le tableau des talents de ce respectable Académicien. J'oserais même, si mon sentiment était de quelque poids, j'oserais combattre sur ce point les censeurs de M. de Maupertuis, et je dirais qu'il serait à souhaiter que le procédé du géomètre s'introduisît plus souvent dans les ouvrages de littérature. Ils en seraient moins chargés de vains ornements et de digressions étrangères au sujet, moins enflés de citations inutiles, mieux discutés, plus solides, plus instructifs.

J'ajouterai que si, de l'aveu de M. de Maupertuis, on a pu reprocher à quelqu'un de ses ouvrages un style triste et sec, ce sont ses propres termes, (1) il a bien montré dans d'autres écrits qu'il ne manquait ni de sentiment ni d'imagination, et que la nature en lui ordonnant d'être géomètre et physicien lui avait permis d'être poète et orateur.

Il devint orateur par nécessité, et comme il le dit lui-même, pour remplir les fonctions de sa charge; (2) il se trouva qu'il était né éloquent. Il écrivit sur la génération des animaux, et sous sa plume naquit de la poésie.

Que d'agrément, que d'images ravissantes dans sa Vénus physique! Ceux qui n'en connaissent l'auteur que comme un savant livré à tout ce qu'il y a d'austère et d'abstrait dans les connaissances humaines seront étonnés du charme inexprimable qui règne dans plusieurs morceaux de cette ouvrage. On croirait quelquefois qu'il traduit Homère ou Milton. (3)

Le Discours sur la mesure de la Terre au Cercle polaire présente au lecteur les mêmes traits de génie. Tandis qu'environné de pendules, de quarts de cercle, de secteurs et de tout l'arsenal des mathématiques, il détermine avec ses dignes compagnons la direction d'une longue suite de triangles; que sur des couches multipliées de neige il mesure la perche à la main une base de trois lieues de longueur, et qu'il expose à la nation des astronomes le résultat lumineux de ses opérations, son pinceau toujours varié joint au détail de ces travaux le spectacle nouveau pour nous, des terres, des habitants et des cieux voisins du pôle. Il peint avec tant de chaleur, avec tant de vérité, qu'il nous transporte aux lieux mêmes qu'il décrit. On escalade avec lui les sommets de l'Horrilakero; on le suit sur les eaux glacées du Tornea; on vole à ses côtés sur les traîneaux du Lapon.

A cet art de peindre, aux talents de l'esprit, il unissait le goût de la bonne littérature. Admirateur des anciens, il les avait lus et médités. Il s'en sert souvent, et l'on peut juger par ses ouvrages que les poètes, les orateurs et les historiens de l'antiquité lui étaient également connus. Ce sont là nos maîtres, ils le seront toujours. Je dis plus; ils sont des modèles pour les genres mêmes qu'ils ont ignorés, et ceci n'est point un paradoxe. C'est qu'ils on puisé dans la nature toutes les règles de l'art; c'est qu'ils ne s'écartent jamais du Vrai, de ce Vrai qui seul est beau, qui seul est aimable, comme l'a caractérisé l'Horace français; et que dans toute sorte de littérature, dans toute production du génie, soit qu'on invente, soit qu'on perfectionne, ce Vrai primitif et universel ne saurait ressembler qu'à lui-même. Tel est le sceau inneffaçable de ces chefs-d'oeuvres [sic] immortels, qui font tant d'honneur à la Grèce et à Rome. Appliquons à leurs auteurs en général ce que Quintilien disait de Cicéron en particulier, et croyons que ceux-là seulement sont gens de lettres qui connaissent le mérite et le prix des anciens.

La lecture de leurs écrits n'est pas moins utile au coeur qu'à l'esprit. Ils nous apprennent que le véritable amour des lettres ne consiste pas seulement à exceller dans les genres qu'on a choisis; mais qu'il nous porte encore à partager le succès de nos émules, et nous oblige à concilier à nos études la confiance et le respect du public.

Quelle estime aura-t-il pour les hommes qui se méprisent, ou qui feignent du moins de se mépriser mutuellement? La haine les aveugle et les perd. Imprudents, qui pour la satisfaction cruelle de décrier un livre, ou de diffamer un rival, se privent eux-mêmes des fruits inestimables de leur art. Ils pouvaient s'immortaliser par leurs travaux: ils n'immortaliseront peut-être que l'opprobre affreux dont ils couvrent la profession d'homme de lettres, et que le triste emploi de leurs talents.

On n'accusera point de pareils excès M. de Maupertuis, ni comme homme de lettres ni comme philosophe. Il est modeste, ingénu dans ses écrits; pensant juste, sans commander aux autres de penser comme lui. Ce ne sont pas de ces décisions hautaines qui révoltent l'amour propre contre l'instruction, souvent même contre la vérité. Il doute, il propose, il éclaircit. Il ne donne à ses opinions littéraires ou philosophiques ni l'amiguïté affectée des oracles ni le langage imparfait des lois. Ce caractère de retenue, de sagesse et de candeur ne s'est point démenti dans les circonstances qui pouvaient, ce semble, l'altérer. Des contestations sur une découverte de physique lui avaient attiré de fâcheux démêlés; mais il ne s'en souvenait qu'en philosophe, et ce qu'il m'en a dit lui-même faisait l'éloge de son coeur sans nuire à la réputation de ses adversaires.

De plus rudes épreuves l'attendaient. Les malheurs de l'Allemagne furent le commencement des siens. Quelle fut sa situation quand il vit le Roi de Prusse allumer le flambeau d'une guerre qui devait armer la France contre lui! Concevons l'état pénible et douloureux où M. de Maupertuis dut alors se trouver. D'un côté c'est son souverain naturel, un souverain qu'il voyait l'idole de sa nation, et dont la clémence et la douceur sont célébrées chez tous les peuples de l'Europe. De l'autre c'est un roi généreux qui se l'est attaché par des établissements aussi utiles qu'honorables; un roi doué de qualités brillantes que la France a longtemps chéries dans son allié, et qu'elle admire encore dans son ennemi. Ses voeux n'étaient point partagés; mais son coeur pouvait l'être. Il était né français, il en eut toujours les sentiments. Son état le liait à la Prusse; il y avait ses emplois, sa fortune, une épouse enfin; c'est-à-dire, le bien le plus cher et le plus sacré qu'on puisse posséder sur la terre.

C'est dans ces conjonctures que la constance humaine a besoin de toutes ses forces. Il manquait encore aux disgrâces de M. de Maupertuis les infirmités du corps et les menaces d'une mort prochaine. Tout cela ne tarda pas à se réunir. Le dépérissement visible de sa santé, des maux presque irrémédiables lui annoncèrent bientôt la fin. Il s'était séparé malgré lui d'une épouse aimable et vertueuse. Il la désirait, il se la refusa. Livré à lui-même, la philosophie le soutint dans l'infortune et dans les douleurs, répandit le calme dans son esprit, lui tint lieu de tout ce qu'il allait perdre, de ses biens, de ses emplois, et de l'unique objet qui l'attachait à la vie.

Mais à quelle philosophie eut-il recours? Implora-t-il, comme tant d'autres, cette sagesse purement humaine, qui prétend tirer de son propre fonds ses ressources et ses vertus; qui ne veut rien devoir à la religion, qui la proscrit même; qui ravit à l'homme la spiritualité de son âme, pour ne lui laisser que des passions grossières, et qui le dégrade et l'avilit sous prétexte de le rendre heureux? Cette philosophie trompeuse qui dément ses maximes par ses actions; qui déclame tout haut contre les richesses et porte envie secrètement aux riches; qui montre du mépris pour les dignités et désire de les obtenir; qui recommande aux hommes la sociabilité, et cherche à perdre ses rivaux; qui se dit l'organe de la vérité et sert d'instrument à la calomnie; qui vante sa modestie et sa modération, et se nourrit d'emportemnt et d'orgueil? Cette philosophie dont les sectateurs fiers et hardis la plume à la main sont bas et tremblants dans la conduite; qui n'ont rien d'assuré dans les principes, rien de consolant dans la morale, point de règle pour le présent, point d'objet pour l'avenir; qui se jouent de leurs opinions, les soutiennent, les abandonnent suivant leur crainte ou leurs besoins, et dont les exemples sont aussi dangereux que les leçons?

Avec de tels guides, vainement courons-nous après le bonheur. Ce phantôme s'évanouit dans le tourbillon d'idées confuses où l'on croyait le fixer. Il ne nous en reste que de l'inquiétude, de l'agitation, et qu'un vide immense qui s'aggrandit toujours devant nos désirs.

Peut-être, MESSIEURS, que cette philosophie qui n'a point l'art de nous procurer une vie heureuse, a du moins le secret de nous apprendre à mourir. Mais c'est où l'insuffisance et la faiblesse de son appui se démontrent plus que jamais. Qu'offre-t-elle dans leurs derniers moments aux infortunés qu'elle a séduits? Quel soulagement apporte-t-elle aux douleurs du corps, aux troubles de l'esprit? La matérialité de l'âme et l'espérance de la destruction. Je dis l'espérance; car aucun des partisans de cette monstrueuse philosophie n'a osé parler encore de certitude à cet égard. D'où il arrive qu'aux approches de la mort, la plupart des incrédules, mal affermis dans leur doctrine, passent de l'incertitude au désespoir, et que les plus courageux sont ceux qui tombent alors dans un étourdissement stupide, ou dans une morne insensibilité.

Ce ne fut pas dans les bras de cette philosophie que M. de Maupertuis chercha du remède à ses maux, et qu'il voulut terminer ses jours. Celle qu'il avait cultivée était bien différente, et dans les derniers temps de sa vie il ne la sépara plus des lumières de la religion.

C'est dans cet assemblage heureux que le philosophe chrétien trouve encore plus de secours et de consolation qu'un fidèle moins instruit. Ses études ont fortifié sa foi. Il n'a point acquis de connaissances qui ne soient pour lui de nouveaux motifs de croire; mais il n'en connaît que mieux aussi le néant du savoir et de la réputation littéraire. M. de Maupertuis en était venu là par degrés. Plus la fin de sa carrière approchait, et plus la religion opérait en lui le détachement de tout ce que l'amour propre a de plus cher. Il employa les derniers mois de sa vie à méditer les vérités éternelles de la religion. Jamais il ne montra plus de courage et de douceur. La sérénité de son visage, la tranquillité de son esprit, sa patience inaltérable dans les douleurs, étaient l'effet sensible de ces salutaires réflexions. Il remplit ses devoirs de Chrétien, non pas avec cette décence affectée qui ne suppose qu'un respect extérieur pour le culte reçu, mais avec les marques les moins douteuses d'une foi pleine et entière, et d'une résignation parfaite.

Personne n'a été plus jaloux que lui de la réputation de Chrétien sincère et décidé. Des écrivains, très suspects d'ailleurs dans leur croyance, ayant voulu, sans doute pour se prévaloir de l'autorité de son suffrage, trouver dans ses écrits des principes contraires à la religion, ou en tirer des conséquences dangereuses, il se plaignit hautement de cette injustice, et dissipa jusqu'aux plus légers soupçons qui auraient pu s'élever contre lui.

Observons ici, MESSIEURS, et je me flatte que vous me saurez gré d'une remarque trop importante pour la laisser échapper, observons que ses justifications sur cette matière n'étaient point vagues ni captieuses, et qu'on n'y démêlait pas cet orgueil secret qui s'irrite plus du reproche qu'il ne cherche à s'en disculper. Il ne s'enveloppait pas dans des subterfuges, dans des protestations générales de vénération et de respect pour la beauté des Livres saints et pour la morale de l'Evangile, toutes choses que l'idolâtre, le Musulman, le déiste même pourraient dire et penser comme le Chrétien. Ses assertions sur ce point n'étaient pas équivoques. Nous avons dans plusieurs endroits de ses ouvrages des garants incontestables de sa foi. Il adorait et croyait la doctrine du christianisme, les mystères, la révélation. Que ceux qu'on soupçonnerait d'incrédulité prononcent ce mot. Toute autre apologie est superflue; qui croit la religion révélée croit tout.

Ce serait donc sans succès que les incrédules voudraient s'appuyer des sentiments de M. de Maupertuis. Quoi qu'ils disent, quoi qu'ils écrivent, son nom ne grossira point le nécrologe des esprits forts. Pour vous, MESSIEURS, qui verriez avec douleur les moindres écarts d'un de vos confrères, vous n'aurez jamais de doute ni de regret sur ses moeurs, ni sur la religion de l'homme illustre que vous avez perdu; et vous conserverez avec joie dans vos fastes la mémoire d'un Académicien qui sut unir la vraie littérature à la saine philosophie. Une attention scrupuleuse à choisir des hommes qui lui ressemblent soutiendra la grandeur et la dignité de votre établissement.

Cette compagnie a été fondée par un homme d'état qui était en même temps un grand homme de lettres, et qui de toutes les parties de la philosophie possédait éminemment la plus noble et la plus utile, l'art de gouverner. Il fallait que votre fondateur eût toutes les qualités, tous les talents qu'on peut désirer dans un académicien lettré et dans un ministre philosophe. Sans cela, votre institution n'eût été qu'imparfaite et peu solide.

Avant le Cardinal de Richelieu, de grands souverains, des ministres éclairés avaient chéri les sciences et les beaux arts, encouragé ceux qui s'y distinguaient. Leur règne ou leur ministère en avait reçu de l'éclat; leurs nations s'en étaient avantageusement ressenties. Mais les effets de cette protection étaient passagers comme elle. L'Empire des Lettres n'avait encore acquis chez aucun peuple poli une consistance fixe qui le mît à l'abri des révolutions causées par l'ignorance ou par le mauvais goût. Les protecteurs des talents n'avaient été que d'illustres amateurs. Les académies qui existaient déjà en Europe n'étaient que des sociétés littéraires abandonnées à elles-mêmes, qui dépendaient du zèle plus ou moins ardent de leurs membres, et qui ne faisaient pas partie du corps politique de l'Etat.

Richelieu concevait tout en grand, et l'exécutait de même. Il n'aimait pas les lettres seulement pour l'utilité particulière ou pour le plaisir qu'il en pouvait retirer. Il ne bornait pas son administration à jouir durant sa vie de cette plénitude de pouvoir et de cette tranquillité personnelle que des hommes d'état qui n'en avaient que le nom ont souvent achetées, ou par des guerres injustes, ou par des traités de paix honteux, ou par des négociations ruineuses. Son ambition servait son maître et la France. Il voulait que, après sa mort comme dans le cours de son ministère, son roi fût le plus grand roi du monde et les Français la première nation de l'univers. Pour parvenir à ce but, trois moyens lui étaient également nécessaires: la réputation de nos armes; le nerf et la stabilité du gouvernement politique; l'encouragement et le progrès des sciences, des lettres et des arts.

Mais dans quel état se trouvait alors la France par rapport à ces trois objets? Puissante, heureuse, respectée pendant le dernier règne, elle était retombée dans l'anarchie, pourquoi ne dirais-je pas dans l'avilissement? Nos armées commandées par des favoris demandaient en vain des généraux. Les ennemis du royaume avaient repris de toutes parts leur ancienne supériorité. Cette politique de Henri le Grand, si franche et si droite, mais si vaste et si éclairée, et qui avait gouverné tous les cabinets de l'Europe, se voyait réduite à de petites intrigues de cour, et rampait devant l'incapacité mystérieuse du ministre espagnol. Notre littérature, elle était nulle. Les arts, ils nous venaient de l'étranger. Les sciences, Descartes n'avait point paru. Corneille lui-même se laissait à peine entrevoir dans la médiocrité de ses premiers essais. Richelieu se montre; il prend les rênes du gouvernement. Tout se développe, tout se régénère. Le secret et l'habileté rentrent dans nos conseils; nos armes triomphent; la révolte est abattue, l'hérésie forcée dans ses remparts; les lettres fleurissent; les talents renaissent, les arts se perfectionnent; les cours étrangères se troublent, leurs projets sont déconcertés; la face de l'Europe est changée, et le génie créateur d'un seul homme enfante en un clin d'oeil cette prodigieuse révolution.

C'est de ces matériaux dispersés et presque inconnus que Richelieu construisit l'édifice immortel de la puissance et de la grandeur de cet empire. La fondation de cette compagnie fut un des principaux ornements de son ouvrage. Il l'institua non pour en former une simple association de beaux esprits et de gens de lettres, mais pour établir un corps qui fût spécialement chargé du dépôt de la langue française; et c'est un des traits qui marquent le mieux l'étendue et la profondeur de ses vues. Par là notre langue, dont il jugeait la conservation précieuse au gouvernement et nécessaire à la splendeur de l'état, ne dépendait plus de l'inconstance et des caprices de la nation. L'usage, ce souverain absolu des langues, n'en conservait pas moins ses droits; mais cet usage n'est pas toujours suffisamment reconnu. L'Académie seule en fait l'application, ou en déclare la légitimité; semblable aux tribunaux qui sont eux-mêmes soumis aux lois dont l'exécution leur est confiée.

Remplis de cet esprit, fidèles aux principes de votre instituteur, vous veillez, MESSIEURS, sur la destinée de la langue française, et vous distinguez les acquisitions qui l'enrichissent d'avec les innovations qui l'altèrent. Justement prévenus contre l'amour outré du nouveau que produit la disette du neuf, vous rejetez tout ce qui n'a que le mérite de la singularité; et ce qui caractérise bien le goût uniforme et sûr, et la littérature philosophique qui préside à vos travaux, c'est que nul Académicien n'a essayé de faire prévaloir ses systèmes particuliers, et que chacun de vous s'attache au plan général, comme si c'était le sien propre. Accord patriotique, intelligence de citoyens, sans laquelle les changements moins bizarres qu'inconséquents qu'on a voulu introduire dans l'orthographe, et un déluge de mots inventés arbitrairement, eussent déjà rendu méconnaissable la plus sage et la plus utiles des langues modernes.

Ainsi le système littéraire du Cardinal de Richelieu a eu son enter accomplissement, puisqu'il a mis la langue et l'Académie Française dans l'heureuse nécessité de conserver perpétuellement leur forme et leurs lois.

Ce grand homme sentait bien, MESSIEURS, qu'il communiquait à votre établissement tout ce qui pouvait le préserver des vicissitudes humaines. Il assurait le sort de l'Académie, il préparait ses beaux jours; mais il lui laissait des accroissements de gloire à désirer. Elle méritait d'appartenir au Trône.

LOUIS LE GRAND, ce roi qui eut autant de justesse dans l'esprit que d'élévation dans l'âme, et qui ne tint que de lui seul l'art de régner, avait porté sa vigilance et ses soins sur toutes les branches du gouvernement et sur les différentes parties de l'état. Il jeta les yeux sur l'Académie Française; il en connut l'importance et l'utilité, et voulut que cette compagnie fût à l'avenir, comme les premiers corps de son royaume, sous sa protection directe, et sous ses regards immédiats. Il daigna donc succéder, en qualité de protecteur, au Chancelier Seguier, dont la mémoire sera révérée tant qu'il y aura des magistrats et des gens de lettres.

Ce bienfait fut pour l'Académie un nouveau lien qui l'attachait plus étroitement au service et à la gloire de ses maîtres. Grâce aux vues politiques de son fondateur, adoptées par nos souverains, elle a, de même que les divers ordres de l'état, une portion considérable de la réputation du nom français à soutenir. Tandis que nos tribunaux se signaleront par un zèle désintéressé pour la justice et pour les lois, que nos légions combattront avec valeur pour le bien de la patrie, que notre commerce et les arts fleuriront, que nos négociateurs soutiendront dans les cours étrangères la dignité de cette monarchie, l'Académie Française conservera pour tous, dans son élégance et dans sa pureté, cette langue devenue presque universelle et que tant de peuples de l'Europe ne peuvent employer, comme ils le font, dans leur jurisprudence, dans leurs actes publics, dans leurs traités, dans le cours ordinaire de la vie, sans rendre hommage en quelque sorte à la prééminence de notre nation.

L'univers en est témoin, MESSIEURS. Cette prééminence en vain contestée a souvent armé contre nous des voisins ambitieux; comme si ce peuple, que nous savons estimer malgré ses préjugés injustes, pouvait par la haine qu'il nous porte, ou par des mépris affectés, diminuer la supériorité que les Français se sont acquise à tant d'égards. Répondez-moi, hommes aveuglés par vos succès, et qui prétendez être aujourd'hui les seuls philosophes de la terre. Où trouverez-vous cette philosophie naturelle du Droit des Gens, si précieuse à l'humanité? Est-ce dans les hostilités que vous avez exercées contre nous sans motifs ni déclaration de guerre; ou dans la modération d'un roi magnanime qui pouvait, avant la dernière paix, pousser si loin ses conquêtes, multiplier tellement ses victoires, que ses ennemis en eussent été accablés? Vous l'avez reçue de lui, cette paix pour laquelle il combat encore, et qui n'est pas moins l'objet de ses voeux que de ses traités. Elle renaîtra sans doute, et vous en connaîtrez mieux le prix. Puisse-t-elle alors n'être plus exposée à des infractions arbitraires. Puissions-nous, Français, Anglais, Allemands, ne plus respirer que l'avantage commun de tous les peuples et que l'amour du genre humain.

Pour nous, sujets d'un roi que nous chérissons et qui nous aime, applaudissons-nous de concourir à des desseins qui ne tendent qu'au rétablissement de la félicité publique et de la tranquillité des nations. La cause la plus juste est souvent éprouvée par des disgrâces. La France a quelquefois essuyé des revers qui eussent détruit toute autre puissnce que la sienne. Mais elle a toujours trouvé des ressources dans le courage inébranlable de ses rois, dans son amour inviolable pour eux, et dans l'orgueil même de ses ennemis.

Et ne serait-ce point par l'ivresse de leur joie qu'ils nous annonceraient leur prochaine humiliation? Souhaitons du moins que désabusés de l'idée chimérique de nous imposer des lois, ils ouvrent les yeux sur leurs véritables intérêts. Les nôtres sont inséparablement liés à la gloire du souverain qui nous gouverne. Persuadé que la paix n'est pas moins nécessaires à ses peuples qu'au reste de l'Europe, il est pénétré de leurs besoins; il sent leurs malheurs; il se les exagère peut-être à lui-même, et cela seul, MESSIEURS, suffirait pour les adoucir. Mais, que dis-je! Les Français unis entre eux, fidèles à leur devoir, chers à leur roi, ne seront jamais malheureux.


1. Préface qui est à la tête de l'Essai de Morale sur le Bonheur, tom. I. des Oeuvres de M. de Maupertuis. Edition de Lyon 1756.

2. Epître à M. l'abbé Trublet, à la tête du troisième volume, même édition.

3. Voyez dans la Vénus Physique, seconde partie, l'endroit qui commence ainsi: Quand l'astre du jour a disparu...


Last Updated 21 décembre 2002