ACTE V

SCENE PREMIERE
 

[L' acte commence vers la fin de la nuit.]

Didon

Venez à mon secours, dieux ! ô dieux que j' implore...
Fantôme menaçant, quoi ! Tu me suis encore ? ...
Quel effroi ! Quelle horreur ! Quel supplice nouveau...
Rentrez, mânes sanglants, dans la paix du tombeau ! ...
Que vous importe, hélas ! qu' une faible mortelle
Dans ce triste univers ne vous soit plus fidèle ?
Gardez-vous chez les morts tous vos droits sur mon coeur ?
Un époux qui n' est plus est-il un dieu vengeur ? ...

[appelant]

Elise, entends mes cris et que ma voix t' éveille !
Elise ! ... ô ciel ! ...
 

SCENE 2

Elise, Didon

Elise [à part, sans reconnaître d' abord Didon]

                    Quel bruit a frappé mon oreille ?
Quelle clameur plaintive ?

Didon

                    Approche... soutiens-moi...
Je me meurs...

[elle se jette dans les bras d' Elise, qui la reçoit
et la reconnaît]

Elise

                    Quoi ! Madame, est-ce vous que je vois ?
Les feux du jour encor ne percent point les ombres ;
Les flambeaux presqu' éteints sous ces portiques sombres
Rendent plus effrayants le silence et la nuit.
Quel bizarre transport seule ici vous conduit ? ...

[voyant Didon près de tomber en faiblesse]

Vous tremblez dans mes bras ! Tout votre sang se glace !
De votre auguste front l' éclat brillant s' efface ;
Et vos regards, partout égarés dans ces lieux,
Semblent fuir un objet invisible à mes yeux.

Didon [à part, avec égarement]

Laisse-moi respirer, infortuné Sichée !
Ombre de mon époux, tu n' es que trop vengée !

Elise

Rassurez vos esprits. Ce malheureux époux
Dans la nuit des enfers ne pense point à vous.

Didon [à part]

Reine des dieux, Junon, témoin de ma faiblesse,
Tu te plais à nourrir ma fatale tendresse,
Mais tu n' étouffes pas les remords de mon coeur...
Hélas ! Je meurs d' amour, de honte, et de douleur.

Elise [à part]

Dieux ! écartez les maux que son âme redoute...

[à Didon]

Et quel nouveau malheur vous désespère ?

Didon

                    Ecoute,
Et vois quel est enfin le fruit de mes amours...
La nuit du haut des airs précipitait son cours ;
Dans ce vaste palais tout dormait, hors ta reine...
Je veillais sous le poids de ma funeste chaîne.
La honte sur le front et la mort dans le coeur,
De l' état où je suis j' envisageais l' horreur :
Dans mon appartement une voix lamentable
Interrompt tout à coup la douleur qui m' accable.
Le bruit plaintif approche et me glace d' effroi.
La porte s' ouvre : un spectre a paru devant moi.
Des flots de sang coulaient de ses larges blessures ;
Ses sanglots redoublés formaient de longs murmures.
" Malheureuse ! a-t-il dit, que devient ta vertu ?
Didon, je t' adorais ; pourquoi me trahis-tu ? "
A ces terribles mots j' ai reconnu Sichée.
Son ombre tout en pleurs sur mon lit s' est penchée.
Je me lève : un feu pâle a brillé dans la nuit ;
J' entends un cri lugubre, et le spectre s' enfuit.
Je le suis à grands pas sous ces obscures voûtes
Où mènent du palais les plus secrètes routes.
J' arrive en frémissant dans ces lieux révérés
Qu' à cet époux trahi mon zèle a consacrés,
Où j' ai promis cent fois qu' une flamme éternelle...
Hélas ! à mes serments j' étais alors fidèle...
D' un culte interrompu j' assemble les débris,
Des festons dispersés, des feuillages flétris ;
L' autel en est couvert, et cent torches funèbres
Ramènent la clarté dans le sein des ténèbres.
Le marbre à mes regards offre d' abord les traits
D' un époux autrefois l' objet de mes regrets.
Je sens couler mes pleurs... j' approche et je m' écrie :
" O toi qui fus longtemps la moitié de ma vie,
Epoux infortuné, je n' ai pu dans ces lieux
Recueillir de ma main tes restes précieux.
Sur la tombe où repose une cendre si chère,
Que le ciel soit plus pur, la terre plus légère.
Appaisé par mes pleurs, content de mes remords,
Attends-moi sans courroux dans l' empire des morts.
Permets que je t' implore et que ces mains profanes
Répandent cette eau pure et l' offrent à tes mânes. "
A ces mots sur l' autel j' épanche la liqueur...
Mais, ô nouveau prodige ! ô spectacle d' horreur !
L' eau coule et disparaît ; des flots de sang jaillissent ;
J' entends autour de moi des ombres qui gémissent :
D' infernales clameurs ont retenti trois fois,
Et de mon triste époux j' ai reconnu la voix,
Qui répétait mon nom jusqu' au fond des abîmes
Où l' effroyable mort enchaîne ses victimes.

Elise

Juste ciel !

Didon

                    Des flambeaux j' ai vu pâlir les feux...
Juge de ma terreur dans ces moments affreux...
J' invoque de Junon le secours tutélaire,
Et sors avec effroi de ce noir sanctuaire...
Mais ce spectacle horrible accompagne mes pas,
Et je traîne après moi l' enfer et le trépas.

Elise

Le ciel sur vos amours jette un regard sévère ;
Et les cris de Sichée ont armé sa colère :
Je frémis du récit que je viens d' écouter ;
Sur vous l' orage gronde : il le faut écarter...
Du temple d' Hespérus consultons la prêtresse.
Les dieux daignent souvent inspirer sa vieillesse.
De la mer atlantique elle a quitté les bords :
Carthage la possède ; employez ses efforts.
Sa redoutable voix peut aux royaumes sombres
Interroger la mort et conjurer les ombres.
Son art peut du destin prévenir la rigueur.

Didon

Chère Elise, mon sort est au fond de mon coeur ;
Je ne sais quel pouvoir en secret le maîtrise,
Mais ce coeur désolé, que l' amour tyrannise,
Toujours de ses devoirs est prêt à triompher,
Et ne s' ouvre aux remords que pour les étouffer.
Est-il temps de fléchir la colère céleste ?
Ces ombres, ce fantôme et son adieu funeste,
Du combat, loin des murs, livré dans ce moment,
Sans doute m' annonçaient le triste événement.
Pour attaquer Iarbe et tout le peuple maure,
Enée a prévenu le retour de l' aurore.
De nos chefs et des siens ce héros entouré,
Pour un combat nocturne avait tout préparé.
Suivi de Madherbal il revint m' en instruire...

[le jour paroît]

J' attends... mais le soleil déjà commence à luire.
Tout est tranquille encor.

Elise

                    Le calme de ces lieux
Semble nous annoncer un succès glorieux.
Les clameurs du soldat ne se font point entendre.
L' ennemi fuit.

Didon [à Barcé]

Barcé, que viens-tu nous apprendre ?
 

SCENE 3

Didon, Elise, Barcé

Barcé.

Dans ces lieux effrayés la paix est de retour,
Madame. A la clarté des premiers feux du jour,
J' ai vu de toutes parts sur nos sanglantes rives
Des Africains rompus les troupes fugitives.
Carthage est délivrée ; et ces peuples si fiers
Du bruit de votre nom vont remplir leurs déserts.

Didon [à part]

O triomphe ! ô succès ! Victoire inespérée !
Exaucez jusqu' au bout une reine éplorée.
Dieux puissants qui sauvez mon trône et mes sujets,
Faites grâce à mon coeur et rendez-lui la paix...
[à Barcé]

Enée à mes regards va-t-il bientôt paraître ?

Barcé [hésitant à répondre]

Madame...

Didon

            Eh bien, Barcé ?

Barcé

                    Je m' alarme peut-être,
Mais ce héros encor n' a pas frappé mes yeux ;
Et même on n' entend point ces cris victorieux
Que, libre et respirant une barbare joie,
Le soldat effréné jusques au ciel envoie.
J' ai vu les Tyriens, confusément épars,
S' avancer en silence aux pieds de nos remparts.

Didon

Dieux ! Que me dites-vous ? ... on ne voit point Enée ?

[à part]

Cependant il triomphe... aveugle destinée,
L' as-tu livré vainqueur aux traits de son rival ? ...
Quel trouble me saisit ! ... mais je vois Madherbal.
 

SCENE 4

Didon, Madherbal, Elise, Barcé

Didon [à Madherbal]

Que venez-vous enfin m' annoncer ?

Madherbal.

                    La victoire.
Ce jour vous rend le trône et vous couvre de gloire.
Pendant que l' ennemi, plongé dans le sommeil,
Renvoyait son attaque au lever du soleil,
Le héros des Troyens rassemble nos cohortes,
Leur parle en peu de mots, et fait ouvrir les portes.
Les feux des Africains nous servent de flambeaux ;
On invoque les dieux et l' on suit ses drapeaux.
Nous marchons. Le soldat, que la vengeance entraîne,
Se dévoue à la mort, et jure par sa reine.
Nous arrivons aux lieux où de sombres clartés
Guidaient vers l' ennemi nos pas précipités.
Aussitôt le signal vole de bouche en bouche ;
On observe en frappant un silence farouche.
Le sable est abreuvé du sang des Africains.
La nuit et le sommeil les livrent dans nos mains.
La mort couvre leur camp de ses voiles funèbres ;
Et le ciel, obscurci par d' épaisses ténèbres,
Ne retentit encor, dans ces moments d' horreur,
Ni des cris des mourants ni des cris du vainqueur.
Cependant on s' éveille : on crie ; on prend les armes :
Iarbe court lui-même au bruit de tant d' alarmes.
Il arrive ; il ne voit que des gardes errants,
Des soldats massacrés, l' un sur l' autre expirants ;
Et partout ses regards trouvent l' affreuse image
D' une défaite entière et d' un vaste carnage.
A ce triste spectacle il frémit de courroux,
Et vole vers Enée à travers mille coups.
Les combattants surpris, reculant en arrière,
Autour de ces rivaux forment une barrière.
Ils fondent l' un sur l' autre ; ils brûlent de fureur,
Et disputent longtemps d' adresse et de valeur.
Mais le dieu des combats règle leur destinée ;
Iarbe enfin chancelle et tombe aux pieds d' Enée.
Il expire. Aussitôt les Africains troublés
S' échappent par la fuite à nos traits redoublés ;
Et, tandis qu' éclairé des rayons de l' aurore,
Le soldat les renverse et les poursuit encore,
Le vainqueur, sur ses pas rassemblant les Troyens,
Appelle autour de lui les chefs des Tyriens :
" Magnanimes sujets d' une illustre princesse,
Qu' Enée et les Troyens regretteront sans cesse,
Sous les lois de Didon puissiez-vous à jamais
Goûter dans ces climats une profonde paix !
J' espérais vainement de partager son trône :
L' inflexible destin autrement en ordonne.
Trop heureux, quand le ciel m' arrache à ses appas,
Qu' il m' ait permis du moins de sauver ses états,
Et que mon bras vainqueur, assurant sa puissance,
Lui laisse des garants de ma reconnaissance ! ...
Adieu. Plein d' un amour malheureux et constant,
Je l' adore, et je cours où la gloire m' attend. "

Didon [à part]

Dieux cruels !

Madherbal

                    A ces mots il gagne le rivage,
Et soudain son vaisseau s' éloigne de Carthage.

Didon [à part]

Quel coup de foudre, ô ciel ! ... devais-je le prévoir ?
Il m' abandonne, il part... ô honte ! ô désespoir !
O comble de malheurs où le destin me plonge !
Quoi ! Je n' en puis douter ? Ce n' est point un vain songe ? ...
Quoi ! De si tendres noeuds sont pour jamais rompus ? ...
Il part... quoi ! C' en est fait, je ne le verrai plus ? ...
A ses derniers serments tandis que je me livre,
L' ingrat fuit sans me voir, sans m' ordonner de vivre...
Il veut donc que je meure ? ... eh ! Qu' ai-je fait, hélas !
Pour qu' un indigne amant me condamne au trépas ?
A-t-on vu mes vaisseaux assiéger le Scamandre ?
Ou de son père Anchise ai-je outragé la cendre ?
Je l' ai comblé de biens, lui, ses sujets, son fils ;
Tous régnaient sur un coeur qu' Enée avoit soumis...

 [à élise]

Elise, en est-ce fait ? N' est-il plus d' espérance ? ...
Ah ! S' il voyait mes pleurs... s' il sait que son absence...

Elise [l' interrompant]

Hélas ! Que dites-vous ? Les ondes et les vents
Déjà loin de l' Afrique...

Didon [l' interrompant à son tour]

                    Eh bien ! Je vous entends.
[à part]

Il n' y faut plus penser... ah ! Barbare ! Ah !Perfide ! ...
Et voilà ce héros dont le ciel est le guide,
Ce guerrier magnanime et ce mortel pieux,
Qui sauva de la flamme et son père et ses dieux ! ...
Le parjure abusait de ma faiblesse extrême ;
Et la gloire n' est point à trahir ce qu' on aime.
Du sang dont il naquit j' ai dû me défier,
Lt de Laomédon connaître l' héritier...
Cruel ! Tu t' applaudis de ce triomphe insigne...
De tes lâches aïeux, va, tu n' es que trop digne.
Mais tu me fuis en vain, mon ombre te suivra.
Tremble, ingrat ! Je mourrai, mais ma haine vivra.
Tu vas fonder le trône où le destin t' appelle ;
Et moi je te déclare une guerre immortelle.
Mon peuple héritera de ma haine pour toi :
Le tien doit hériter de ton horreur pour moi.
Que ces peuples, rivaux sur la terre et sur l' onde,
De leurs divisions épouvantent le monde ;
Que pour mieux se détruire ils franchissent les mers ;
Qu' ils ne puissent ensemble habiter l' univers ;
Qu' une égale fureur sans cesse les dévore ;
Qu' après s' être assouvie elle renaisse encore ;
Qu' ils violent entr' eux et la foi des traités,
Et les droits les plus saints et les plus respectés ;
Qu' excités par mes cris les enfants de Carthage
Jurent dès le berceau de venger mon outrage ;
Et puissent, en mourant, mes derniers successeurs,
Sur tes derniers neveux être encor mes vengeurs.

Eélise

Quels voeux ! Quelle fureur et quels transports de haine ! ...
Cachez des mouvements peu dignes d' une reine.
Au sein de la victoire oubliez vos revers.

Didon

Ma honte et mon amour remplissent l' univers...
J' en rougis... il est temps que ma douleur finisse :
Il est temps que je fasse un entier sacrifice,
Que je brise à jamais de funestes liens...
Le ciel en ce moment m' en ouvre les moyens...

[à part]

Témoins des voeux cruels qu' arrachent à mon âme
La fuite d' un parjure et l' excès de ma flamme,
Contre lui, justes dieux ! Ne les exaucez pas...

Elle se frappe [d' un poignard et se tue]

Mourons... A cet ingrat pardonnez mon trépas.

Elise [à part]

Ah ! Ciel !

Barcé [à part]

   Quel désespoir !

Madherbal [à part]

O fatale tendresse !

Didon [à tous les trois]

Vous voyez ce que peut une aveugle faiblesse :
Mes malheurs ne pouvaient finir que par ma mort...
[à part]

Que n' ai-je pu, grands dieux ! maîtresse de mon sort,
Garder jusqu' au tombeau cette paix innocente
Qui fait les vrais plaisirs d' une âme indifférente !
J' en ai goûté longtemps les tranquilles douceurs...
Mais je sens du trépas les dernières langueurs...
Et toi dont j' ai troublé la haute destinée,
Toi qui ne m' entends plus, adieu, mon cher Enée !
Ne crains point ma colère... elle expire avec moi,
Et mes derniers soupirs sont encore pour toi.

Elle meurt
 
 


Fin du cinquième et dernier acte