ACTE IV

SCENE PREMIERE
 

Madherbal, Achate

Madherbal

Où courez-vous, Achate ?

Achate

                    Où mon devoir m' entraîne ;
Vous enlever mon prince et sauver votre reine.

Madherbal

Quel est donc ce discours ? Expliquez-vous.

Achate

                    Craignez
Un peuple, des soldats, justement indignés.
La voix d' un dieu vengeur a tonné sur leurs têtes.
D' un hymen qu' il condamne interrompez les fêtes.
Le ciel arrache Enée aux transports de Didon,
Et les débris de Troie aux enfants de Sidon.
Obéissez aux dieux et rendez-nous Enée.

Madherbal

Ah ! Puisse-t-il bientôt remplir sa destinée ?
Puisse-t-il, consolé de ses premiers malheurs,
Du ciel qui le protège épuiser les faveurs,
Enchaîner à jamais la fortune volage,
Et régner glorieux ailleurs que dans Carthage !

Achate

Est-ce vous que j' entends, Madherbal ?

Madherbal

                    Oui, c' est moi,
Qui gémis sur la reine et qui plains votre roi.
Le sort ne les fit point pour être heureux ensemble.
Je déplore avec vous le noeud qui les assemble.
Noeud funeste et cruel, que l' amour en courroux
A formé pour les perdre et nous détruire tous !
Enée est un héros que l' univers admire ;
Mais d' une jeune reine il renverse l' empire.
La gloire, la pitié, tout presse son départ.
S' il diffère d' un jour, il partira trop tard.

Achate

Je ne puis vous cacher ma joie et ma surprise.
Ministre vertueux, pardonnez la franchise
D' un soldat qui jugeait de vous par vos pareils.
Favori de la reine, âme de ses conseils,
Et par elle, sans doute, instruit de sa tendresse,
J' ai cru que vous serviez ou flattiez sa faiblesse.
L' absolu ministère est remis dans vos mains ;
J' ai vu tous les apprêts d' un hymen que je crains,
Et pouvais-je ? ...

Madherbal [l' interrompant]

                    Eh ! Voilà le destin des ministres !
Victimes de discours, de jugements sinistres ;
Coupables, si l' on croit le peuple et le soldat,
Des faiblesses du prince et des maux de l' état...
Emplois trop enviés que la foudre environne ! ...
Heureux qui voit de loin l' éclat de la couronne !
Heureux qui pour son roi plein de zèle et d' amour
Le sert dans les combats et jamais à la cour !
Nous sommes menacés d' une attaque prochaine :
Je venais de mes soins rendre compte à la reine.
Je n' ai pu pénétrer au fond de son palais.
Cependant, nos soldats, nos citoyens sont prêts.
Daignent les justes dieux soutenir sa querelle !
Contre tant d' ennemis que pourrait notre zèle ? ...
La porte s' ouvre... on vient... c' est votre roi qui sort...
J' ai rempli mon devoir et n' attends que la mort.

[il s' éloigne]
 

SCENE 2

Enée, Achate, Elise

Enée, à Elise

Elise, que la reine étouffe ses alarmes :
Enée à ses beaux yeux a coûté trop de larmes.
Je cours aux Phrygiens déclarer mes projets,
D' un départ trop fatal détruire les apprêts ;
Et bientôt, ramené par l' amour le plus tendre,
J' irai, plein de transports, la revoir et l' entendre,
D' un hymen désiré presser les doux liens,
Et porter à ses pieds l' hommage des troyens.

[elle sort]
 

SCENE 3

Enée, Achate

Achate

Dieux ! Le permettrez-vous ? ... seigneur, votre présence
Me rend, tout à la fois, la vie et l' espérance.
Vos vaisseaux séparés couvrent déjà les mers :
Les cris des matelots font retentir les airs ;
Un jour plus pur nous luit, et le vent nous seconde.
Hâtons-nous. Vos soldats, prêts à voler sur l' onde,
De leur chef, en secret, accusent la lenteur.

Enée

J' ai vu la reine, Achate, et l' amour est vainqueur !

Achate

Que dites-vous, l' amour ? ... ah ! Je ne puis vous croire.
Non, l' amour n' est point fait pour étouffer la gloire.
Elle parle, elle ordonne : il lui faut obéir.
Ce n' est pas vous, seigneur, qui devez la trahir.

Enée

Je n' ai que trop prévu ta plainte et tes reproches :
Ton maître en ce moment redoutait tes approches...
Mais que veux-tu ? L' amour fait taire mes remords,
Et dans mon coeur trop faible il brave tes efforts.
Cependant, tu le sais, et le ciel qui m' écoute
M' a vu sur ses décrets ne plus former de doute,
Renoncer à Didon, lui venir déclarer
Qu' enfin ce triste jour nous allait séparer;
A ses premiers transports demeurer inflexible,
Et paraître barbare autant qu' elle est sensible.
Je contenais mes feux prêts à se soulever.
Le dessein étoit pris... je n' ai pu l' achever,
Et je ne puis encor, tout plein de ce que j' aime,
Rappeler ce projet sans m' accuser moi-même...
Je courais vers Didon, quand tes empressements
Commençaient d' attester la foi de mes serments.
Que m' importait alors une vaine promesse ?
Je tremblais pour les jours de ma chère princesse.
Quel spectacle, grands dieux ! Quelle horreur ! Quel effroi !
Tout regrettait la reine et n' accusait que moi.
Je ne puis sans frémir en retracer l' image.
Son âme de ses sens avait perdu l' usage ;
Son front pâle et défait, ses yeux à peine ouverts,
Des ombres de la mort semblaient être couverts.
Cependant sa douleur et ses vives alarmes
Donnaient de nouveaux traits à l' éclat de ses charmes,
Et jusque dans ses yeux, mourants, noyés de pleurs,
Je lisais son amour, mon crime et ses malheurs ! ...
Mais bientôt, ses transports succédant au silence,
Je n' ai pu de mes feux vaincre la violence :
Je n' en saurais rougir ; et tout autre que moi
D' un si cher ascendant aurait subi la loi.
Lorsqu' une amante en pleurs descend à la prière,
C' est alors qu' elle exerce une puissance entière ;
Et l' amour qui gémit est plus impérieux
Que la gloire, le sort, le devoir et les dieux.

Achate

Qu' entends-je ? ... est-il bien vrai ? ... quelle foiblesse extrême !
Quoi ! L' amour ? ... non, seigneur, vous n' êtes plus vous-même.
Que diront les Troyens ? Que dira l' univers ?
On attend vos exploits, et vous portez des fers ?

Enée

Eh quoi ! Prétendrais-tu que mon âme timide
N' eût dans ses actions qu' un vain peuple pour guide ?
Crois-moi, tant de héros, si souvent condamnés,
D' un oeil bien différent seraient examinés
Si chacun des mortels connoissait par lui-même
Le pénible embarras qui suit le diadême ;
Ce combat éternel de nos propres désirs,
Et le joug de la gloire et l' amour des plaisirs ;
Ces goûts, ces sentiments unis pour nous séduire ;
Dont il faut triompher, et qu' on ne peut détruire :
Dans l' esprit du vulgaire un moment dangereux
Suffit pour décider d' un prince malheureux.
Témoins de nos revers, sans partager nos peines,
Tranquille spectateur des alarmes soudaines
Que le sort envieux mêle avec nos exploits,
Le dernier des humains prétend juger les rois ;
Et tu veux que, soumis à de pareils caprices,
Je doive au préjugé mes vertus ou mes vices ?

Achate

Eh bien ! Laissez le peuple, injuste et plein d' erreurs,
Remplir tout l' univers d' insolentes rumeurs.
Serez-vous moins soigneux de votre renommée ?
Et votre âme aujourd' hui, de ses feux consumée,
Veut-elle, sans retour, languir dans ses liens ?

Enée

Eh ! N' ai-je pas fini les malheurs des Troyens ?
De la main de Didon je tiens une couronne,
Je possède son coeur ; je partage son trône ;
Quelle gloire pour moi peut avoir plus d' appas ?

Achate

La gloire n' est jamais où la vertu n' est pas.
Fidèle adorateur des dieux de nos ancêtres,
Osez-vous résister à la voix de nos maîtres ?
Oubliez-vous, seigneur, leurs ordres absolus,
Et des mânes d' Hector ne vous souvient-il plus ?
C' est par vous que j' ai su qu' en cette nuit terrible
Qui vit de nos remparts l' embrasement horrible,
Vous trouvâtes son ombre au pied de nos autels :
" Fuyez, vous cria-t-il, enfant des immortels.
Recueillez les débris de ma triste patrie,
Et ses dieux protecteurs, qu' Ilion vous confie.
Vesta, le feu sacré, sont remis dans vos mains,
Comme un gage éternel du respect des humains.
Qu' ils suivent sur les mers la fortune d' Enée ;
Cherchez l' heureuse terre aux Troyens destinée.
Partez, d' un nouveau trône auguste fondateur. "
Ainsi parlait Hector ; ainsi parlait l' honneur...
L' honneur, Hector, le ciel, rien n' ébranle votre âme ! ...
Aimez donc ; devenez l' esclave d' une femme...
Mais il vous reste un fils. Ce fils n' est plus à vous ;
Il appartient aux dieux, de sa grandeur jaloux.
Par ma bouche aujourd' hui vos peuples le demandent ;
Promis à l' univers, les nations l' attendent.
Vous le savez, seigneur, vous qui dans les combats
De ce fils, jeune encor, deviez guider les pas :
Ses neveux fonderont une cité guerrière,
Qui changera le sort de la nature entière,
Qui lancera la foudre, ou donnera des lois,
Et dont les citoyens commanderont aux rois.
Déjà dans ses décrets le maître du tonnerre
Livre à ce peuple roi l' empire de la terre.
Laissez à votre fils commencer un destin
Sont les siècles futurs ne verront point la fin,
Et n' avilissez plus dans une paix profonde
Le sang qui doit former les conquérants du monde.

Enée

Arrête... c' en est trop... mes esprits étonnés
Sous un joug inconnu semblent être enchaînés...
Quel feu pur et divin ! Quel éclat de lumière
Embrase en ce moment mon âme toute entière ? ...
Oui, je commence à rompre un charme dangereux
A cette noble image, à ces traits généreux,
A ces mâles discours, dont la force me touche,
Je reconnais les dieux, qui parlent par ta bouche...
Eh bien ! Obéissons... il ne faut plus songer
A ces noeuds si charmants qui m' allaient engager...

[à part]

Viens ; je te suis... et vous, à qui je sacrifie
L' objet de mon amour, le bonheur de ma vie,
Sages divinités, dont les soins éternels
Président chaque jour au destin des mortels,
Recevez un adieu, que mon âme tremblante
Craint d' offrir d' elle-même aux transports d' une amante.
Ne l' abandonnez pas ; daignez la consoler.
C' est à vous seuls, grands dieux ! Que j' ai pu l' immoler...

[à Achate]

Allons.

Achate [à part, apercevant Didon]

                    Ah ! C' est la reine... ô funeste présage !

Enée [à part]

O dieux ! ... et vous voulez que je quitte Carthage ! ...

[on entend le bruit d' une foule prochaine]

Mais, quels cris, quel tumulte ! ...
 

SCENE 4

Didon, Enée, Achate

Didon [à ses gardes qui sont en dehors]

                    Ouvrez-leur mon palais...
A ces peuples ingrats épargnons des forfaits.

Enée

Quoi ! Dans ces lieux sacrés vous êtes outragée ?

Didon

Seigneur, de mon palais la porte est assiégée.

Enée

Par qui ?

Didon

            Par les Troyens.

Enée [à part]

                    Ah ! Prince malheureux ! ...
[à Achate]

Achate, c' en est trop ; vous me répondrez d' eux :
Courez, et vengez-moi de leur lâche insolence.

Achate sort.

Didon

Non, non, je leur pardonne ; oublions leur offense :
Ils suivaient un faux zèle, et, loin de vous trahir,
A vos ordres peut-être ils croyaient obéir...
Hélas ! C' est la pitié qui seule vous arrête.
Vous couriez les rejoindre et la flotte était prête...

[à part]

O douleur ! ô faiblesse ! ô triste souvenir...
De mon saisissement je ne puis revenir...

[à Enée]

Ma force et ma raison m' avaient abandonnée,
Des portes de la mort vous m' avez ramenée...
Elise m' a parlé, seigneur... si je l' en crois,
Mon âme sur la vôtre a repris tous ses droits...
Cher prince ! Contre vous mon coeur est sans défense ;
Dans les illusions d' une vaine espérance
Vous pouvez, d' un seul mot, sans cesse m' égarer :
Mon sort est de vous croire et de vous adorer.

Enée

Vous ne régnez que trop sur mon ame éperdue !
J' obéissais aux dieux... mais je vous ai revue ;
Mon amour à vos pleurs les a sacrifiés,
Et je suis, malgré moi, sacrilège à vos pieds...
Mais quel sera le fruit d' un excès de faiblesse ?
Les dieux triompheront, s' ils combattent sans cesse.
Maîtres de nos destins et de nos coeurs...

Didon [l' interrompant]

                    J' entends,
Et ma funeste erreur a duré trop longtemps.
Je le vois, l' espérance est trop prompte à renaître...
Mes yeux s' ouvrent, seigneur, et je dois vous connaître.
D' un amour malheureux j' ai pu sentir les coups ;
Mais pouvais-je exiger qu' un guerrier tel que vous,
Qu' un héros tant de fois utile à la Phrygie,
Qui doit vaincre et régner, au péril de sa vie,
Dans la cour d' une reine abaissât son grand coeur
Aux serviles devoirs d' une amoureuse ardeur ? ...
Didon, en vous aimant, sait se rendre justice.
Je ne méritais pas un si grand sacrifice.
Vos desseins par mes pleurs ne sont plus balancés :
Vos feux et vos serments par la gloire effacés...

Enée [l' interrompant]

Quoi ! Toujours ma tendresse est-elle soupçonnée ?

Didon

Vous voulez me quitter... vous le voulez, Enée :
Je le sens, je le vois, et je ne prétends plus
Tenter auprès de vous des efforts superflus...
Mais, avant que ce jour à jamais nous sépare,
Considérez, du moins, les maux qu' il me prépare.
Iarbe... hélas ! Seigneur, combien je m' abusais !
Iarbe a su, par moi, que je vous épousais :
Il l' a cru. Les flambeaux, les chants de l' hyménée,
En ont instruit Carthage et l' Afrique indignée...
Etrangère en ces lieux, sans espoir de secours,
Je vois ce roi jaloux armé contre mes jours ;
Et vous à qui mon coeur sacrifiait sans peine,
D' un amant redoutable et l' amour et la haine,
Vous que je préférais au fils de Jupiter,
Vous dont le souvenir me sera toujours cher,
Pour prix du tendre amour dont vous goûtiez les charmes,
Vous me laissez la guerre et la honte et les larmes...
Je ne devrai qu' à vous le trépas ou les fers...
Après cela, partez ; mes ports vous sont ouverts.
 

SCENE 5

Didon, Enée, Madherbal

Madherbal [à Didon]

Les Africains, madame, avancent dans la plaine ;
Ils ont même occupé la montagne prochaine :
Un nuage de sable, élevé jusqu' aux cieux,
Et le déclin du jour les cachent à nos yeux.
Mais, s' il en faut juger et par leurs gens de guerre,
Et par le bruit des chars qui roulent sur la terre,
Conduite par Iarbe, au sein de vos états,
Une armée innombrable accompagne ses pas.

Enée [à Didon]

Qu' entends-je ? ... sur ces bords c' est moi qui les attire,
Reine, c' est donc à moi de sauver votre empire.
J' ai causé vos malheurs, et je dois les finir...
Iarbe vient à nous ; je cours le prévenir.

Didon

Quoi ! Vous-même ? Ah ! Seigneur, que mon âme attendrie...

Enée [l' interrompant]

Eh ! Quel autre que moi doit exposer sa vie ?
Je pardonne à des rois sur le trône affermis,
La pompe qui les cache aux traits des ennemis ;
Mais moi que votre amour a sauvé du naufrage,
Moi qui trouble aujourd' hui le bonheur de Carthage,
Je défendrai vos jours, vos droits, vos Tyriens,
Dût périr avec moi jusqu' au nom des Troyens ! ...

[à Madherbal]

Suivez-moi, Madherbal...

[à Didon]

                    Adieu, chère princesse !
Qu' à nos malheurs communs l' univers s' intéresse ;
Et courons l' un et l' autre assurer votre état,
Vous aux pieds des autels, et moi dans le combat.
 

                Fin du quatrième acte