ACTE PREMIER

SCENE PREMIERE

Iarbe, Madherbal

Iarbe
Reviens de ta surprise ; oui, c' est moi qui t' embrasse,
Et qui cherche en ces lieux la fin de ma disgrâce.
Qu' il est doux pour un roi de revoir un ami !

Madherbal

Je vous ai reconnu, seigneur, et j' ai frémi.
Iarbe sur ces bords ! Iarbe dans Carthage !
Vous, ce roi si vanté d' un peuple encor sauvage,
Qui menace nos murs de la flamme et du fer !
Vous, héros de l' Afrique et fils de Jupiter !
Quel important besoin, ou quel malheur extrême
Vous fait quitter ici l' éclat du diadême,
Et pourquoi...

Iarbe [l' interrompant]

Trop souvent mes ministres confus
Ont de ta jeune reine essuyé les refus.
J' ai su dissimuler la fureur qui m' anime ;
Et, contraignant encor mon dépit légitime,
Je viens sous le faux nom de mes ambassadeurs,
De cette cour nouvelle étudier les moeurs,
De ses premiers dédains lui demander justice,
Menacer, joindre enfin la force à l' artifice...
Que sais-je ? N' écouter qu' un transport amoureux,
Me découvrir moi-même et déclarer mes feux.

Madherbal

Vos feux ! ... qu' ai-je entendu ? Quoi ! Vous aimez la reine ?
Dans sa cour, à ses pieds l' amour seul vous amène ?
Vous, seigneur ?

Iarbe

Je t' étonne, et j' en rougis. Apprends
De mon malheureux sort les progrès différents.
Jadis, par mon aïeul exclus de la couronne,
Avant que le destin me rappelât au trône,
Tu sais que, déguisant ma naissance et mon nom,
J' allai fixer mes pas à la cour de Sidon.
A toi seul en ces lieux je me fis reconnaître,
Je te vis détester les crimes de ton maître :
Je crus que je pouvais me livrer à ta foi.
L' épouvante régnait dans le palais du roi ;
On y pleurait encor le trépas de Sichée.
A son époux Didon pour jamais arrachée
Coulait dans les ennuis ses jours infortunés.
Je la vis ; ses beaux yeux, aux larmes condamnés,
Me soumirent sans peine au pouvoir de leurs charmes :
J' osai former l' espoir de calmer ses alarmes.
Contre Pygmalion je voulais la servir.
A ta reine en secret j' allais me découvrir :
Rien ne m' arrêtait plus, lorsque sa prompte fuite
Rompit tous les projets de mon âme séduite.
Quelle fut ma tristesse ou plutôt ma fureur !
Tu voulus vainement pénétrer dans mon coeur.
Indigné des forfaits d' un tyran sanguinaire,
J' abandonnai sa cour affreuse et solitaire,
Et portai mes regrets, mes transports violents
Jusqu' aux sources du Nil et sous des cieux brûlants.
Après quatre ans entiers, l' auteur de mes misères
Me rendit par sa mort le sceptre de mes pères.
Je passai de l' exil sur le trône des rois.
Je crus que ma raison reprendrait tous ses droits,
Que de mes mouvements la gloire enfin maîtresse
Saurait bien triompher d' un reste de faiblesse,
Et que les soins cuisants d' un malheureux amour
Respecteraient le trône et fuiraient de ma cour.
Bientôt un bruit confus, alarmant tous nos princes,
Répand avec terreur au fond de leurs provinces,
Que d' un peuple étranger, arrivé dans nos ports,
Les murs de jour en jour s' élèvent sur ces bords.
J' apprends que, de son frère évitant la furie,
Didon veut s' emparer des côtes de Lybie...
Qu' un amour mal éteint se rallume aisément !
Le mien reprend sa force et croît à tout moment.
Dans ce nouveau transport, je me flatte, j' espère
Qu' au milieu de l' Afrique une reine étrangère
Ne rejettera point le secours et la main
D' un roi, le plus puissant de l' empire africain.
Par mes ambassadeurs j' offre cette alliance...
Projets mal concertés ! Inutile espérance !
Ses refus, colorés de frivoles raisons,
Deux fois m' ont accablé des plus sanglants affronts :
Je veux, tel est l' amour qui m' aveugle et m' entraîne,
Tenter moi-même encor cette superbe reine.
Tout prêts à se montrer, mes soldats, mes vaisseaux
Couvriront autour d' elle et la terre et les eaux.
L' amour conduit mes pas ; la haine peut les suivre.
Dans ce doute mortel je ne saurais plus vivre :
Des refus de Didon j' ai trop long-temps gémi :
Aujourd' hui son amant, demain son ennemi.

Madherbal

Voilà donc d' un grand roi toute la politique !
Ses fureurs vont régler le destin de l' Afrique !
Il menace, il gémit : des pleurs mouillent ses yeux !

[à part]

Iarbe meurt d' amour... et ma reine... grands dieux !
Que dans le coeur des rois vous mettez de faiblesse ! ...

[à Iarbe]

Ah ! Ne succombez pas sous le trait qui vous blesse.
Un autre flatterait l' erreur où je vous vois:
Seigneur, fuyez la reine.

Iarbe

                    Achève ; explique-toi.
Rien n' est à ménager quand les maux sont extrêmes ;
Achève, Madherbal. Dis-moi tout, si tu m' aimes.

Madherbal

Que ne suis-je en ces lieux ce qu' autrefois j' y fus !
Vous ne formeriez point de voeux superflus.
Depuis plus de trois ans sorti de ma patrie,
J' ai quitté, pour Didon, l' heureuse Phénicie.
Instruit que, sans relâche, en butte au noir courroux
Du tyran qui versa le sang de son époux,
Elle venait aux bords où le destin l' exile,
Contre un frère cruel mendier un asile,
Je courus, je craignis pour ses jours menacés.
La reine, dans ses murs à peine encor tracés,
Reçut avec transport un serviteur fidèle,
Et de sa confiance elle honora mon zèle.
Mais qu' il faut peu compter sur la faveur des rois !
Un instant détermine ou renverse leur choix.
Depuis que les Troyens, échappés du naufrage,
Ont cherché leur asile aux remparts de Carthage,
Didon, qui les rassemble au milieu de sa cour,
D' emplois et de bienfaits les comble chaque jour.
Eux seuls ont chez la reine un accueil favorable.
Ce n' est pas que j' envie un crédit peu durable ;
Je vois en frémissant ce reste de vaincus
Prolonger nos périls, par leur présence accrus.
Pour tout dire, on prétend qu' une éternelle chaîne
Doit unir, en secret, Enée avec la reine.

Iarbe

Que dis-tu ? Quoi ! La reine... ah ! C' est trop m' outrager.
Je venais la fléchir ; il faut donc me venger.
Les Tyriens eux-mêmes, indignés contre Enée,
Souffriront à regret ce honteux hyménée.
Toi-même, verras-tu d' un oeil indifférent
Couronner dans ces murs le chef d' un peuple errant ?
Ta chute des Troyens serait bientôt l' ouvrage,
Madherbal : c' est à toi de seconder ma rage.

Madherbal

Moi, seigneur, moi rebelle ! ... ah ! J' en frémis d' horreur ! ...
Mais il faut excuser l' amour et sa fureur.
Fallût-il sur moi seul attirer la tempête,
Et dussé-je payer mes discours de ma tête,
Je parlerai, seigneur ; et peut-être ma voix
Aura-t-elle au conseil encore quelque poids.
La reine à vos désirs ne peut trop tôt souscrire ;
je le vois, je le pense, et j' oserai le dire.
Mais si de Madherbal le zèle parle en vain,
Si l' étranger l' emporte, et s' il l' épouse enfin,
N' attendez rien, malgré votre douleur mortelle,
D' un sujet, d' un ministre à ses devoirs fidèle.
Jamais flatteur, toujours prêt à leur obéir,
Je sais parler aux rois, mais non pas les trahir...
On ouvre... rappelez toute votre prudence,
Et forcez votre amour à garder le silence.
 

SCENE 2
 

Didon, Iarbe, Madherbal, Elise, Barcé, suite de Didon [dans le fond]

Iarbe

Reine, j' apporte ici les voeux d' un souverain.
Iarbe, par ma voix, vous offre encor sa main ;
Et si, sans affecter une audace trop vaine,
Un sujet peut vanter les attraits d' une reine,
Du roi qui me choisit heureux ambassadeur,
Je puis, en vous voyant, vous promettre son coeur.
Pour un hymen si beau, tout parle, tout vous presse.
De nos vastes états souveraine maîtresse,
En impuissants efforts, en murmures jaloux,
Laissez de votre frère éclater le courroux.
Qu' il redoute, lui-même, une soeur outragée,
Qui n' a qu' à dire un mot, et qui sera vengée.
Au nom d' Iarbe seul vos ennemis tremblants
Respecteront vos murs encore chancelants.
Lui seul peut désormais assurer votre empire.
Terminez, grande reine, un hymen qu' il désire,
Et que toute l' Afrique, instruite de son choix,
Adore vos attraits et chérisse vos lois.

Didon

Lorsque, du sort barbare innocente victime,
J' ai fui loin de l' Asie un frère qui m' opprime,
Je ne m' attendois pas qu' un fils du roi des dieux
Voulût m' associer à son rang glorieux.
Je dis plus ; j' avouerai que cette préférence
Exigeait de mon coeur plus de reconnaissance :
Mais, tel est aujourd' hui l' effet de mon malheur,
Didon ne peut répondre à cet excès d' honneur.
Qu' importe à votre roi l' hymen d' une étrangère ?
Faut-il que mes refus excitent sa colère ?
Sauver mes jours proscrits, rendre heureux mes sujets,
Avec les rois voisins entretenir la paix,
C' est tout ce que j' espère, ou que j' ose prétendre.
Un jour mes successeurs pourront plus entreprendre ;
C' en est assez pour moi : mais je ne règne pas
Pour donner lâchement un maître à mes états.

Iarbe

Vos états ? ... mais, enfin, puisqu' il faut vous le dire,
Madame, dans quels lieux fondez-vous un empire ?
Ce roi qui vous recherche, et que vous dédaignez,
Vous demande aujourd' hui de quel droit vous régnez.
Ce rivage et ce port, compris dans la Lybie,
Ont obéi long-temps aux rois de Gétulie.
Les Tyriens et vous n' ont pu les occuper,
Sans les tenir d' Iarbe, ou sans les usurper.

Didon

Ce discours téméraire a de quoi me surprendre :
Vous abusez du rang qui me force à l' entendre.
Ministre audacieux, sachez que votre roi,
Sans doute, est mon égal mais ne peut rien sur moi.
Par d' étranges hauteurs ce monarque s' explique !
Prétend-il disposer des trônes de l' Afrique ?
Eh ! Quel droit plus qu' un autre a-t-il de commander ?
Les empires sont dus à qui sait les fonder.
Cependant, quelle haine, ou quelle méfiance
Armerait contre moi votre injuste vengeance ?
De quoi vous plaignez-vous, et quel crime ont commis
D' infortunés soldats à mes ordres soumis ?
Ont-ils troublé la paix de vos climats stériles ?
Ont-ils brûlé vos champs et menacé vos villes ?
Que dis-je ? Ce rivage où les vents et les eaux,
D' accord avec les dieux, ont poussé mes vaisseaux ;
Ces bords inhabités, ces campagnes désertes
Que sans nous la moisson n' aurait jamais couvertes ;
Des sables, des torrents et des monts escarpés,
Voilà donc ces pays, ces états usurpés ? ...
Mais devrais-je, à vos yeux, rabaissant ma couronne,
Justifier le rang que le destin me donne ?
Les rois, comme les dieux, sont au-dessus des lois.
Je règne ; il n' est plus temps d' examiner mes droits.

Iarbe

Cette fierté m' apprend ce qu' il faut que je pense.
Ainsi d' un roi vainqueur vous bravez la puissance ?
Déjà prête à partir la foudre est dans ses mains,
Madame. Toutefois, forcé par vos dédains,
Forcé par son honneur de punir une injure
Qui de tous ses sujets excite le murmure,
S' il pense à se venger, je connais bien son coeur,
Croyez que ses regrets égalent sa fureur.
Mais vous l' avez voulu ; votre injuste réponse
Ne permet plus...

Didon [l' interrompant]

                J' entends, et vois ce qu' on m' annonce.
Je sais combien les rois doivent être irrités
D' une paix, d' un hymen trop souvent rejetés ;
Un refus est pour eux le signal de la guerre.
Autour de mes remparts ensanglantez la terre :
Iarbe, je le vois, est tout prêt d' éclater ;
Je l' attends sans me plaindre et sans le redouter.

Iarbe

Ah ! Je ne sais que trop les raisons... Mais, madame,
Je devrois respecter les secrets de votre âme.
J' en ai trop dit peut-être ; excusez un sujet
Qu' entraîne pour son prince un amour indiscret.
Je vous laisse. à vos yeux mon zèle a dû paroître,
et j' apprendrai bientôt vos refus à mon maître.

[Il sort]
 

SCENE 3
 

Didon, Madherbal, Elise, Barcé, suite

Didon [à part]

Il faudra donc payer le tribut de mon rang,
Et pour régner en paix verser des flots de sang ? ...
Affreux destin des rois ! ... mais la gloire l' ordonne...

[à Madherbal]

Vous, ministre guerrier, l' appui de ma couronne,
C' est à vous de pourvoir au salut de l' état.

Madherbal

Madame, je réponds du peuple et du soldat.
S' ils craignent, c' est pour vous et non pas pour eux-mêmes.
Soumis, avec respect, à vos ordres suprêmes...

Didon [l' interrompant]

Qu' ils m' aiment seulement ; c' est là tout mon espoir.
Malheur aux souverains obéis par devoir !
Qu' importe que l' on meure en servant leur querelle,
Si dans le fond des coeurs, la haine éteint le zèle ?
Autour de nous la guerre allume son flambeau ;
Mes refus sur Carthage attirent ce fléau :
Que diront mes sujets ?

Madherbal

                    Ils combattront, madame...
Mais, puisque vous voulez pénétrer dans leur âme,
Lire leurs sentiments et connaître leurs voeux,
J' obéis à ma reine et vais parler pour eux.
Ils pensaient que le noeud d' une auguste alliance
Pouvait seul affermir votre faible puissance,
Vous assurer un trône élevé par vos mains.
Voyez dans quels climats vous fixent les destins.
Contre les noirs projets de votre injuste frère
Pensez-vous que les flots vous servent de barrière ?
Les pavillons de Tyr sont les rois de la mer.
Ici les Africains, peuple indomtable et fier ;
Plus loin d' affreux écueils, des rochers et des sables,
D' un pays inconnu limites effroyables,
De stériles déserts, de vastes régions
Que l' oeil ardent du jour brûle de ses rayons,
Sont d' éternels remparts, dans l' état où nous sommes,
Entre tous vos sujets et le reste des hommes.
Pour mettre en sûreté votre sceptre et vos jours,
Aux autels de l' hymen implorez du secours.
Votre gloire en dépend, encor plus que la nôtre.
Au bonheur d' un époux daignez devoir le vôtre :
Daignez au rang suprême associer un roi.

Didon

J' estime vos conseils, autant que je le dois.
Je les ai prévenus... mais quel choix puis-je faire ?

Madherbal

Un héros seul, sans doute, est digne de vous plaire.
Les plus grands rois du monde en seraient honorés.
D' ennemis furieux nous sommes entourés.
L' étendart de la guerre et le son des trompettes
Vous avertit assez des périls où vous êtes.
Du moins, que votre époux ait plus que des aïeux :
Qu' il soit, si vous voulez, issu du sang des dieux ;
Mais qu' il ait des soldats, des villes, des provinces.
Votre hymen est brigué par tant d' illustres princes.
Par leurs ambassadeurs tous vous offrent leurs voeux :
C' est régner sur les rois que de choisir entr' eux ;
Mais choisissez, madame, et qu' un digne hyménée
De vos jours opprimés change la destinée.
Se peut-il qu' un héros, qu' un jeune souverain,
Qu' un fils de Jupiter vous sollicite en vain ?
Iarbe...

Didon [l' interrompant]
.
C' est assez ; et je rends grâce au zèle
D' un ami, d' un ministre et d' un guerrier fidèle.
Je dois répondre aux voeux du peuple et de la cour,
Et vous saurez mon choix avant la fin du jour.

[Madherbal sort]
 

SCENE 4
 

Didon, Elise, Barcé

Didon [à part]

Hélas ! Il est écrit avec des traits de flamme
Ce choix tant combattu, ce choix qu' a fait mon âme !
Mon malheureux secret n' est que trop dévoilé ;
Mes yeux et mes soupirs l' ont assez révélé...

[à Elise et à Barcé]

O vous à qui mon coeur s' ouvre avec confiance !
Vous dont les soins communs ont formé mon enfance,
Compagnes qui faisiez la douceur de mes jours,
Devant vous à mes pleurs je donne un libre cours.

Elise

Eh ! Pourquoi consumer vos beaux jours dans les larmes ?
Ce triste désespoir est-il fait pour vos charmes ?
Sujette dans l' Asie et reine en ces climats,
Les hommages des rois accompagnent vos pas.
Le choix que vous ferez affermira sans doute
Cet empire naissant que l' Afrique redoute.
Vous pouvez être heureuse, et vous versez des pleurs !

Barcé

Qui l' eût cru que l' amour causerait vos malheurs,
Vous que, depuis la mort de votre époux Sichée,
Tant de superbes rois ont en vain recherchée ?
Echappé du courroux de Neptune et de Mars,
Un étranger paraît ; il charme vos regards.
Vous l' aimez aussitôt que le sort vous l' envoie.

Didon

Oui, je l' aime ; et mon ame est pour jamais la proie
De la divinité dont il reçut le jour.
Je reconnais sa mère à mon funeste amour.
Car ne présumez pas qu' en secret satisfaite,
Votre reine elle-même ait hâté sa défaite :
J' ai combattu long-temps, et, dans ces premiers jours,
La mort même et l' enfer venaient à mon secours.
Tremblante de frayeur, de remords déchirée,
Aux mânes d' un époux je me croyois livrée ;
Mais ces tristes objets sont enfin disparus.
Enée est dans mon coeur ; les remords n' y sont plus...
Hélas ! Avec quel art il a su me surprendre !
Chaque instant qu' attachée au plaisir de l' entendre
J' écoutais le récit de ces fameux revers
Qui du nom des Troyens remplissent l' univers,
Malgré le nouveau trouble élevé dans mon ame,
Je prenais pour pitié les transports de ma flamme.
Quelle était mon erreur, et qu' il est dangereux
De trop plaindre un héros aimable et malheureux ! ...

[à part]

Amour, que sur nos coeurs ton pouvoir est extrême ! ...

[à Elise]

Même après le danger on craint pour ce qu' on aime...
Je crois voir les combats que j' entends raconter ;
Je frémis pour Enée et je cours l' arrêter.
Tantôt sous ces remparts que la Grèce environne,
Je le vois affronter les fureurs de Bellone ;
Je le suis, et des Grecs défiant le courroux,
Je prétends sur moi seule attirer tous leurs coups.
Mais bientôt sur ses pas je vole épouvantée
Dans les murs saccagés de Troie ensanglantée.
Tout n' est à mes regards qu' un vaste embrasement ;
A travers mille feux je cherche mon amant.
Je tremble que du ciel la faveur ralentie
N' abandonne le soin d' une si belle vie ;
Mes voeux des immortels implorent le secours...
Toutefois, au moment de voir trancher ses jours
Dans ce dernier combat où l' entraîne la gloire,
Je crains également sa mort ou sa victoire.
Je crains que des Troyens relevant tout l' espoir,
Il ne m' ôte à jamais le bonheur de le voir...

[à part]

Ilion, à ton sort mes yeux donnent des larmes ;
Mais pardonne à l' amour qui cause mes alarmes :
De ta chute aujourd' hui je rends grâces aux dieux,
Puisque c' est à ce prix qu' Enée est en ces lieux !

Elise

Le bonheur de ma reine est tout ce qui me flatte ;
Mais, puisqu' il faut enfin que votre amour éclate,
Songez à prévenir le barbare courroux
D' un frère qui vous hait et d' un rival jaloux...
Puissent des Phrygiens la force et le courage
Soutenir dignement le destin de Carthage !
Puisse leur alliance...

Didon [l' interrompant]

                    Oui, je vais déclarer
Un hymen que mon coeur ne veut plus différer...
Quoi ! Du rang où je suis, déplorable victime,
Faut-il sacrifier un amour légitime ?
Et, nourrissant toujours d' ambitieux projets,
Immoler mon repos à de vains intérêts ?
N' ajoutons rien aux soins de la grandeur suprême :
Trop de tourments divers suivent le diadême ;
Et le destin des rois est assez rigoureux
Sans que l' amour les rende encor plus malheureux !

                   Fin du premier acte