VOLTAIRE (FRANÇOIS-MARIE AROUET) (1694-1778)

LE MONDAIN (1736) Regrettera qui veut le bon vieux temps, Et l'âge d'or, et le règne d'Astrée, Et les beaux jours de Saturne et de Rhée, Et le jardin de nos premiers parents; Moi je rends grâce à la nature sage Qui, pour mon bien, m'a fait naître en cet âge Tant décrié par nos tristes frondeurs: Ce temps profane est tout fait pour mes moeurs. J'aime le luxe, et même la mollesse, Tous les plaisirs, les arts de toute espèce, La propreté, le goût, les ornements: Tout honnête homme a de tels sentiments. Il est bien doux pour mon coeur très immonde De voir ici l'abondance à la ronde, Mère des arts et des heureux travaux, Nous apporter, de sa source féconde, Et des besoins et des plaisirs nouveaux. L'or de la terre et les trésors de l'onde, Leurs habitants et les peuples de l'air, Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde. O le bon temps que ce siècle de fer! Le superflu, chose très nécessaire, A réuni l'un et l'autre hémisphère. Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux Qui, du Texel, de Londres, de Bordeaux, S'en vont chercher, par un heureux échange, De nouveaux biens, nés aux sources du Gange, Tandis qu'au loin, vainqueurs des musulmans, Nos vins de France enivrent les sultans? Quand la nature était dans son enfance, Nos bons aïeux vivaient dans l'ignorance, Ne connaissant ni le tien ni le mien. Qu'auraient-ils pu connaître ? ils n'avaient rien. Ils étaient nus: et c'est chose très claire Que qui n'a rien n'a nul partage à faire. Sobres étaient. Ah! je le crois encor: Martialo n'est point du siècle d'or. D'un bon vin frais ou la mousse ou la sève Ne gratta point le triste gosier d'Eve; La soie et l'or ne brillaient point chez eux. Admirez-vous pour cela nos aïeux? Il leur manquait l'industrie et l'aisance: Est-ce vertu ? c'était pure ignorance. Quel idiot, s'il avait eu pour lors Quelque bon lit, aurait couché dehors? Mon cher Adam, mon gourmand, mon bon père, Que faisais-tu dans les jardins d'Eden? Travaillais-tu pour ce sot genre humain? Caressais-tu madame Eve ma mère? Avouez-moi que vous aviez tous deux Les ongles longs, un peu noirs et crasseux, La chevelure un peu mal ordonnée, Le teint bruni, la peau bise et tannée. Sans propreté l'amour le plus heureux N'est plus amour, c'est un besoin honteux. Bientôt lassés de leur belle aventure, Dessous un chêne ils soupent galamment Avec de l'eau, du millet, et du gland; Le repas fait, ils dorment sur la dure: Voilà l'état de la pure nature. Or maintenant voulez-vous, mes amis, Savoir un peu, dans nos jours tant maudits, Soit à Paris, soit dans Londre, ou dans Rome, Quel est le train des jours d'un honnête homme? Entrez chez lui: la foule des beaux-arts, Enfants du goût, se montre à vos regards. De mille mains l'éclatante industrie De ces dehors orna la symétrie. L'heureux pinceau, le superbe dessin Du doux Corrège et du savant Poussin Sont encadrés dans l'or d'une bordure; C'est Bouchardon qui fit cette figure, Et cet argent fut poli par Germain. Des Gobelins l'aiguille et la teinture Dans ces tapis surpassent la peinture. Tous ces objets sont vingt fois répétés Dans des trumeaux tout brillants de clartés. De ce salon je vois par la fenêtre, Dans des jardins, des myrtes en berceaux; Je vois jaillir les bondissantes eaux. Mais du logis j'entends sortir le maître: Un char commode, avec grâces orné, Par deux chevaux rapidement traîné, Paraît aux yeux une maison roulante, Moitié dorée, et moitié transparente: Nonchalamment je l'y vois promené; De deux ressorts la liante souplesse Sur le pavé le porte avec mollesse Il court au bain: les parfums les plus doux Rendent sa peau plus fraîche et plus polie. Le plaisir presse; il vole au rendez-vous Chez Camargo, chez Gaussin, chez Julie; Il est comblé d'amour et de faveurs. Il faut se rendre à ce palais magique Où les beaux vers, la danse, la musique, L'art de tromper les yeux par les couleurs, L'art plus heureux de séduire les coeurs, De cent plaisirs font un plaisir unique. Il va siffler quelque opéra nouveau, Ou, malgré lui, court admirer Rameau. Allons souper. Que ces brillants services, Que ces ragoûts ont pour moi de délices! Qu'un cuisinier est un mortel divin! Chloris, Églé, me versent de leur main D'un vin d'Aï dont la mousse pressée, De la bouteille avec force élancée, Comme un éclair fait voler le bouchon; Il part, on rit; il frappe le plafond. De ce vin frais l'écume pétillante De nos Français est l'image brillante. Le lendemain donne d'autres désirs, D'autres soupers, et de nouveaux plaisirs. Or maintenant, monsieur du Télémaque, Vantez-nous bien votre petite Ithaque, Votre Salente, et vos murs malheureux, Où vos Crétois, tristement vertueux, Pauvres d'effet, et riches d'abstinence, Manquent de tout pour avoir l'abondance: J'admire fort votre style flatteur, Et votre prose, encor qu'un peu traînante; Mais, mon ami, je consens de grand coeur D'être fessé dans vos murs de Salente, Si je vais là pour chercher mon bonheur. Et vous, jardin de ce premier bonhomme, Jardin fameux par le diable et la pomme, C'est bien en vain que, par l'orgueil séduits, Huet, Calmet, dans leur savante audace, Du paradis ont recherché la place: Le paradis terrestre est où je suis. POEME SUR LE DESASTRE DE LISBONNE (1756) O malheureux mortels ! ô terre déplorable ! 0 de tous les mortels assemblage effroyable! D'inutiles douleurs éternel entretien! Philosophes trompés qui criez: «Tout est bien»; Qui prétend qu'étant mal, nous pouvions être mieux. Allez interroger les rivages du Tage; Fouillez dans les débris de ce sanglant ravage; Demandez aux mourants, dans ce séjour d'effroi, Si c'est l'orgueil qui crie: «O ciel, secourez-moi! O ciel, ayez pitié de l'humaine misère!» «Tout est bien, dites-vous, et tout est nécessaire.» Quoi! l'univers entier, sans ce gouffre infernal, Sans engloutir Lisbonne, eût-il été plus mal? Etes-vous assurés que la cause éternelle Qui fait tout, qui sait tout, qui créa tout pour elle, Ne pouvait nous jeter dans ces tristes climats Sans former des volcans allumés sous nos pas? Borneriez-vous ainsi la suprême puissance? Lui défendriez-vous d'exercer sa clémence? L'éternel artisan n'a-t-il pas dans ses mains Des moyens infinis tout prêts pour ses desseins? Je désire humblement, sans offenser mon maître, Que ce gouffre enflammé de soufre et de salpêtre Eût allumé ses feux dans le fond des déserts. Je respecte mon Dieu, mais j'aime l'univers. Quand l'homme ose gémir d'un fléau si terrible, Il n'est point orgueilleux, hélas! il est sensible. Les tristes habitants de ces bords désolés Dans l'horreur des tourments seraient-ils consolés Si quelqu'un leur disait: «Tombez, mourez tranquilles; Pour le bonheur du monde on détruit vos asiles: D'autres mains vont bâtir vos palais embrasés, D'autres peuples naîtront dans vos murs écrasés: Le Nord va s'enrichir de vos pertes fatales; Tous vos maux sont un bien dans les lois générales; Dieu vous voit du même oeil que les vils vermisseaux Dont vous serez la proie au fond de vos tombeaux.» A des infortunés quel horrible langage! Cruels, à mes douleurs n'ajoutez point l'outrage. Non, ne présentez plus à mon coeur agité Ces immuables lois de la nécessité, Cette chaîne des corps, des esprits et des mondes. O rêves des savants ! ô chimères profondes! Dieu tient en main la chaîne, et n'est point enchaîné: Par son choix bienfaisant tout est déterminé: Il est libre, il est juste, il n'est point implacable. Pourquoi donc souffrons-nous sous un maître équitable? Voilà le noeud fatal qu'il fallait délier. Guérirez-vous nos maux en osant les nier? Tous les peuples, tremblant sous une main divine, Du mal que vous niez ont cherché l'origine. Si l'éternelle loi qui meut les éléments Fait tomber les rochers sous les efforts des vents, Si les chênes touffus par la foudre s'embrasent, Ils ne ressentent point les coups qui les écrasent: Mais je vis, mais je sens, mais mon coeur opprimé Demande des secours au Dieu qui l'a formé. Enfants du Tout-Puissant, mais nés dans la misère, Nous étendons les mains vers notre commun père. Le vase, on le sait bien, ne dit point au potier: «Pourquoi suis-je si vil, si faible, et si grossier?» Il n'a point la parole, il n'a point la pensée; Cette urne en se formant qui tombe fracassée, De la main du potier ne reçut point un coeur Qui désirât les biens et sentît son malheur. «Ce malheur, dites-vous, est le bien d'un autre être.» De mon corps tout sanglant mille insectes vont naître; Quand la mort met le comble aux maux que j'ai soufferts, Le beau soulagement d'être mangé des vers! Tristes calculateurs des misères humaines, Ne me consolez point, vous aigrissez mes peines; Et je ne vois en vous que l'effort impuissant D'un fier infortuné qui feint d'être content. Je ne suis du grand tout qu'une faible partie: Oui; mais les animaux condamnés à la vie, Tous les êtres sentants, nés sous la même loi, Vivent dans la douleur, et meurent comme moi. Le vautour, acharné sur sa timide proie, De ses membres sanglants se repaît avec joie; Tout semble bien pour lui: mais bientôt à son tour Une aigle au bec tranchant dévore le vautour; L'homme d'un plomb mortel atteint cette aigle altière: Et l'homme aux champs de Mars couché sur la poussière, Sanglant, percé de coups, sur un tas de mourants, Sert d'aliment affreux aux oiseaux dévorants. Ainsi du monde entier tous les membres gémissent; Nés tous pour les tourments, l'un par l'autre ils périssent: Et vous composerez dans ce chaos fatal Des malheurs de chaque être un bonheur général! Quel bonheur! ô mortel et faible et misérable, Vous criez: «Tout est bien,» d'une voix lamentable; L'univers vous dément, et votre propre coeur Cent fois de votre esprit a réfuté l'erreur. Eléments, animaux, humains, tout est en guerre. Il le faut avouer, le mal est sur la terre: Son principe secret ne nous est point connu. De l'auteur de tout bien le mal est-il venu? Est-ce le noir Typhon, le barbare Arimane, Dont la loi tyrannique à souffrir nous condamne? Mon esprit n'admet point ces monstres odieux Dont le monde en tremblant fit autrefois des dieux. Mais comment concevoir un Dieu, la bonté même, Qui prodigua ses biens à ses enfants qu'il aime, Et qui versa sur eux les maux à pleines mains? Quel oeil peut pénétrer dans ses profonds desseins? De l'Etre tout parfait le mal ne pouvait naître; Il ne vient point d'autrui, puisque Dieu seul est maître: Il existe pourtant. O tristes vérités! O mélange étonnant de contrariétés! Un Dieu vint consoler notre race affligée; Il visita la terre, et ne l'a point changée! Un sophiste arrogant nous dit qu'il ne l'a pu: «Il le pouvait, dit l'autre, et ne l'a point voulu: Il le voudra, sans doute»; et, tandis qu'on raisonne, Des foudres souterrains engloutissent Lisbonne, Et de trente cités dispersent les débris, Des bords sanglants du Tage à la mer de Cadix. Ou l'homme est né coupable, et Dieu punit sa race, Ou ce maître absolu de l'être et de l'espace, Sans courroux, sans pitié, tranquille, indifférent, De ses premiers décrets suit l'éternel torrent; Ou la matière informe, à son maître rebelle, Porte en soi des défauts nécessaires comme elle; Ou bien Dieu nous éprouve, et ce séjour mortel N'est qu'un passage étroit vers un monde éternel. Nous essuyons ici des douleurs passagères: Le trépas est un bien qui finit nos misères. Mais quand nous sortirons de ce passage affreux, Qui de nous prétendra mériter d'être heureux? Quelque parti qu'on prenne, on doit frémir, sans doute. Il n'est rien qu'on connaisse, et rien qu'on ne redoute. La nature est muette, on l'interroge en vain; On a besoin d'un Dieu qui parle au genre humain. Il n'appartient qu'à lui d'expliquer son ouvrage, De consoler le faible, et d'éclairer le sage. L'homme, au doute, à l'erreur, abandonné sans lui, Cherche en vain des roseaux qui lui servent d'appui. Leibnitz ne m'apprend point par quels noeuds invisibles, Dans le mieux ordonné des univers possibles, Un désordre éternel, un chaos de malheurs, Mêle à nos vains plaisirs de réelles douleurs, Ni pourquoi l'innocent, ainsi que le coupable, Subit également ce mal inévitable. Je ne conçois pas plus comment tout serait bien: Je suis comme un docteur; hélas! je ne sais rien. Platon dit qu'autrefois l'homme avait eu des ailes, Un corps impénétrable aux atteintes mortelles; La douleur, le trépas, n'approchaient point de lui. De cet état brillant qu'il diffère aujourd'hui! Il rampe, il souffre, il meurt; tout ce qui naît expire; De la destruction la nature est l'empire. Un faible composé de nerfs et d'ossements Ne peut être insensible au choc des éléments; Ce mélange de sang, de liqueurs et de poudre, Puisqu'il fut assemblé, fut fait pour se dissoudre; Et le sentiment prompt de ces nerfs délicats Fut soumis aux douleurs, ministres du trépas: C'est là ce que m'apprend la voix de la nature. J'abandonne Platon, je rejette Epicure. Bayle en sait plus qu'eux tous; je vais le consulter: La balance à la main, Bayle enseigne à douter; Assez sage, assez grand pour être sans système, Il les a tous détruits, et se combat lui-même: Semblable à cet aveugle en butte aux Philistins, Qui tomba sous les murs abattus par ses mains. Que peut donc de l'esprit la plus vaste étendue? Rien: le livre du sort se ferme à notre vue. L'homme, étranger à soi, de l'homme est ignoré. Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d'où suis-je tiré? Atomes tourmentés sur cet amas de boue, Que la mort engloutit, et dont le sort se joue, Mais atomes pensants, atomes dont les yeux, Guidés par la pensée, ont mesuré les cieux; Au sein de l'infini nous élançons notre être, Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître. Ce monde, ce théâtre et d'orgueil et d'erreur, Est plein d'infortunés qui parlent de bonheur. Tout se plaint, tout gémit en cherchant le bien-être: Nul ne voudrait mourir, nul ne voudrait renaître. Quelquefois, dans nos jours consacrés aux douleurs, Par la main du plaisir nous essuyons nos pleurs; Mais le plaisir s'envole, et passe comme une ombre; Nos chagrins, nos regrets, nos pertes, sont sans nombre. Le passé n'est pour nous qu'un triste souvenir; Le présent est affreux, s'il n'est point d'avenir, Si la nuit du tomheau détruit l'être qui pense. Un jour tout sera bien, voilà notre espérance; Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion. Les sages me trompaient, et Dieu seul a raison. Humble dans mes soupirs, soumis dans ma souffrance, Je ne m'élève point contre la Providence. Sur un ton moins lugubre on me vit autrefois Chanter des doux plaisirs les séduisantes lois: D'autres temps, d'autres moeurs: instruit par la vieillesse, Des humains égarés partageant la faiblesse, Dans une épaisse nuit cherchant à m'éclairer, Je ne sais que souffrir, et non pas murmurer. Un calife autrefois, à son heure dernière, Au Dieu qu'il adorait dit pour toute prière: «Je t'apporte, ô seul roi, seul être illimité, Tout ce que tu n'as pas dans ton immensité, Les défauts, les regrets, les maux, et l'ignorance.» Mais il pouvait encore ajouter l'espérance.

POETS

Last Updated: 12 May 1998